
C’est en février 1916 que parut une déclaration au bas de laquelle figurait mon nom parmi quinze signataires alors dispersés en France, en Algérie et en Angleterre. Les circonstances ne se prêtaient guère à un échange de vues sur les termes qu’il convenait d’employer. Ma signature voulait simplement dire : "En juillet 1914, j’ai pris parti sans hésitation, je suis entré dans la mêlée."
C’est une façon de parler ; j’avais alors 56 ans ; chassé de Belgique par l’invasion, j’ai trouvé du travail n’importe où et finalement dans l’industrie travaillant pour la guerre. Et il est délicat, les pieds sur les chenets, de parler à ceux qui ont les pieds dans le sang. J’avais de chers amis au premier rang, Entre eux, ma pensée se porte toujours sur R. L., bon parmi les bons. Courageux parmi les courageux, clairvoyant parmi les clairvoyants. Il fut tué au début de 1918. Je n’ai jamais rien écrit, ni pensé que je ne lui eusse dit : j’ai confiance que des dévouements surgiront et lutteront partout et toujours.
La guerre, par sa prolongation, a déclenché la révolution russe, puis ultérieurement a provoqué la disparition de deux empereurs de la scène du monde ; en exposant mes sentiments de juillet 1914, je n’ai pourtant pas à faire entrer ces événements en ligne de compte. Alors, c’est inconditionnellement que ma décision fut prise, et je n’ai pas à me glorifier de ces conséquences heureuses que je n’avais pas espérées.
Mon sentiment dominant a été l’insurrection contre le militarisme. Toutes les vingt nations de l’Europe étaient armées jusqu’aux dents, mais c’est un fait que l’armée allemande donnait le ton. Elle était la perfection des perfections, et les vingt armées des alentours obéissaient implicitement au Grand Etat-Major de Berlin ; toute initiative prise par de Molkte se répercutait immédiatement dans vingt centres. La propagande antimilitariste faite çà et là en France, en Italie, en Suisse, n’éveillait aucun écho en Allemagne et ne pesait pas un fétu comparée au colosse qui grandissait sans cesse. Non seulement l’armée perfectionnait son organisation scientifique, mais partout dans l’industrie, dans le commerce, dans la science se plaçait un caporal auprès de quatre hommes, et cette hiérarchisation trouvait des admirateurs de plus en plus nombreux aux quatre coins du globe. C’est contre cette caporalisation générale que je me suis insurgé.
Évidemment, nous nous sommes trouvés du même côté de la barricade que tous les patriotes et que le Czar ! Et après ? Dans quelle circonstance antérieure les révolutionnaires "purs" ont-ils marché sans l’aide de gens d’idées toutes différentes ? J’ai vu la Commune. Combien nombreux étaient ceux que guidait un idéal social à côté de ceux qui avaient pris les armes par indignation patriotique contre le gouvernement de la "Défense Nationale" ? Combien de Varlin pour combien de Rossel ? Et trente ans plus tard pourquoi les anarchistes se sont-ils exposés aux coups pour prêter main-forte aux Scheurer-Kestner, aux Clemenceau et aux Zola, en faveur d’un bourgeois emprisonné ? Jamais, avant 1914 je n’avais entendu dire qu’il fallait réserver son action au cas où nous, anarchistes, serions les seuls à vouloir arracher une concession aux adversaires ; et même, au moment critique, aucun camarade que je sache n’a fait entendre sa voix dans ce sens.
Mon sentiment est exactement contraire ; un conflit quelconque surgit-il, la moindre idée humaine est-elle en jeu ; y a-t-il une infime chance qu’il en jaillisse un atome de progrès, il n’y a pas à reculer devant l’énormité de la tâche, il faut se jeter de toutes ses forces au secours de la faction qui représente la conception la plus élevée. Je m’élève, contre la prétention que, sans nous, les forces en jeu feront jaillir le Bien de l’excès du Mal, autrement dit, qu’inéluctablement le Bien viendra tout seul.
Naturellement, tout dépend de l’idée que l’on se fait du progrès ; j’admets parfaitement que, vu de Sirius, un peu plus ou un peu moins de souffrances sur terre importe fort peu, qu’il est indifférent que tel peuple vive sous une dictature, tel autre sous une oligarchie de capitalistes et tel autre sous la botte de militaires, parlant une autre langue ; que les prisons soient plus ou moins pleines, que la misère soit plus ou moins profonde. Mais moi, je suis d’un autre avis, je crois au bénéfice des petites améliorations arrachées aux dirigeants en attendant les grands progrès, et, de 1914 à 1928, je vois un changement heureux dans la situation générale.
Qu’avons-nous donc gagné ? Que c’est nous, la France, qui maintenant sommes la nation militariste de l’Europe : le militarisme est entre nos mains. Ce n’est plus une idole lointaine et inaccessible ; elle dépend aujourd’hui de notre action directe. Certes, le sentiment public ne s’est pas encore mis en mouvement à cet égard, mais reconnaissons du moins que l’opinion n’est pas militariste par principe ; ce n’est plus qu’une question d’opportunité pour la majorité des Français. Je n’accorde pas au militarisme une génération de survivance. C’est un signe des temps que les nations scandinaves discutent de la suppression pure et simple de leurs armées.
Le traité de paix de 1919 est "infâme", nous dit-on. Nul doute : il consacre un état de choses presque aussi mauvais que celui qui le précédait. Silésie, Galicie, Transylvanie, Bessarabie, Géorgie, Brenner et tant d’autres districts se plaignent à juste raison, mais cela ne doit pas faire oublier les ignominies d’avant 1914. Irlande, Pologne, Bosnie et
tout le reste. Mais c’est là un petit côté des choses ; ce qu’il y a d’important, c’est que les nations les plus orgueilleuses ont dû reconnaitre que leur souveraineté n’est plus qu’un vain mot. Aucun Etat ne peut plus agir sans accord avec ses voisins. L’inter-dépendance des nations est maintenant indéniable pour les plus nationalistes.
L’homme est ainsi fait qu’il ne peut lutter simultanément contre tous les pouvoirs qui l’oppressent ; une passion dominante obscurcit tout le reste. Parlez un peu de la question sociale à un Hindou. Il vous répondra : "Chassons d’abord les Anglais". Pour qu’on la voie réellement, cette conquête du pain quotidien, il faut que le militaire ne parade plus, que le prêtre soit passé à l’arrière-plan, qu’un certain bien-être même nous laisse quelques moments pour la réflexion sur la constitution des sociétés. Il est donc important que les empires centraux aient fait place à des républiques et que chaque peuple puisse crier ses haines, que les menaces de guerre soient bien visibles pour tous. A ce point de vue, je ne crois plus à un danger, en Europe. Ce qui est le plus grave dans le monde nationaliste, c’est la mentalité yankee, la domination universelle par le Capitalisme, mais nous rentrons par là dans la question sociale, encore à peine abordée.
Revenons à la guerre de 1914. La responsabilité de son déclenchement ne repose pas sur les épaules d’un seul homme, ni d’un demi-quarteron de gouvernants, ni sur le capitalisme seul qui s’accommodait fort bien d’une paix armée. La responsabilité de la guerre repose sur la notion mystique de l’Honneur de l’Armée, et ceci est bien mort maintenant. Les empereurs y croyaient et cela ne leur a pas porté bonheur ; les militaires français en étaient moins imbus (après l’affaire Dreyfus), et les événements leur ont enseigné une modestie supplémentaire.
Oui, les signataires de la déclaration de 1916 se sont trouve avoir d’étranges alliés, mais, regardant en moi-même, je puis dire que les sentiments "patriotiques" ne
jouèrent aucun rôle dans ma détermination. Je ne discute pas la légitimité de ces sentiments, mais ayant vécu plus de vingt-cinq ans de ma vie en divers pays étrangers, et cela sans souffrance particulière, je puis dire que ma patrie est là partout où se trouvent des hommes de cœur et d’intelligence, des camarades et des amis.
En opposition aux idées exprimées ici, celles des Tolsloïens sont absolument logiques, et aucune critique ne peut leur être adressée, non plus qu’aux bourgeois pacifistes qui ignorent ou nient la question sociale. Comme eux, je sais que la violence n’est jamais une solution ; la violence contre les personnes, s’entend, car le renversement brutal des institutions que tout le monde reconnaît être surannées n’en sera pas moins indispensable, et il n’ y a pas deux genres de violences, une violence hideuse, la Guerre, une violence joyeuse, la Révolution. Elles ne se séparent point, toujours hideuses, parfois inéluctables. Elles se confondent souvent : 1789-92 a amené 1793-94 ; au contraire 1870 a eu la Commune pour suite ; 1914 a eu pour conséquence 1917 en Russie et les situations révolutionnaires de 1920 en différents pays.
Frapper pour se défendre, c’est tout de même frapper. L’évolution consiste à savoir pourquoi on se bat, à savoir où il faut frapper et ce qu’il faut faire après avoir frappé.