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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Les devoirs des révolutionnaires et la guerre de 1914-1918 – Christian Cornélissen
Plus Loin N°41 – Août 1928
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 16 mars 2021

par ArchivesAutonomies

Je partage entièrement les conceptions que nos camarades Bertrand et Paul Reclus ont développées dans deux articles de Plus Loin, sur l’attitude des anarchistes interventionnistes lors de la guerre mondiale. J’aurais pu me contenter d’y renvoyer les lecteurs ou d’exprimer tout simplement ma sympathie avec l’esprit de ces articles. Mais je sens, en ce qui concerne la publication du manifeste dit "des Seize", quelque responsabilité, et je veux profiter aussi de l’occasion pour préciser, selon mon opinion, le rôle et les devoirs des libertaires révolutionnaires dans les conflits internationaux.

J’occupais pendant toute la guerre une place qui me permettait, mieux qu’à d’autres camarades, de suivre de près l’attitude de toute la gauche et de l’extrême gauche du mouvement ouvrier : syndicalistes révolutionnaires, communistes libertaires et anarchistes.

Au début de la guerre, j’étais allé — c’était là mes vacances — en Hollande pour demander à mes compatriotes s’ils laisseraient sans protestation, sans aucun acte de défense commune, écraser la Belgique, puis après — peut-être — Paris. Je suis rentré à l’époque où Anvers était en flammes, et j’ai repris ma place à la rédaction du journal La Bataille Syndicaliste. J’étais chargé tout particulièrement de la politique étrangère de ce journal, comme d’ailleurs plus tard à la Bataille tout court, et j’y ai conservé ce poste pendant toute la durée de la guerre.

Or, j’avais en Hollande, comme en Angleterre et surtout à Paris, constaté que tout esprit révolutionnaire était émoussé, sinon complètement disparu, dans les milieux de l’extrême gauche. Nos camarades de lutte semblaient devenus des tolstoïens.

J’en exprimais mon étonnement aux amis restés à Paris, puis pendant huit mois je correspondais sur le même sujet avec nos amis à Londres, notamment avec Pierre Kropotkine et Tcherkesov, exposant qu’à mon avis nous ne pouvions pas rester dans l’inactivité, n’ayant pas le droit de planer "au-dessus de la mêlée".

"Envoyez-nous un essai de manifeste", répondit Kropotkine. Je l’ai fait, mais les Londoniens trouvaient que le texte envoyé n’avait pas suffisamment le forme d’un appel, et c’est eux (Grave habitait aussi l’Angleterre pendant la guerre) qui ont rédigé le manifeste. Le texte en a été remanié à la suite de quelques observations de Grave et de moi, peut-être aussi d’autres personnes. Et si, au début, le document ne portait que quinze signatures, une deuxième édition en comptait déjà environ cent vingt, camarades de tous les pays (Français, Italiens, Suisses, Anglais, etc...) et dont quelques-uns avaient expressément écrit derrière leur nom : "aux armées".

Bref, le manifeste exprimait nettement l’opinion des syndicalistes et libertaires internationalistes, qui étaient restés révolutionnaires.

Et me voilà arrivé à exposer ce que j’ai dit en Hollande, comme en Angleterre (dans une entrevue avec Malatesta) et à Paris : Comme révolutionnaires et internationalistes, nous n’avions pas le droit de croiser nos bras et de laisser écraser la République française et la Démocratie occidentale par les hobereaux prussiens. Nous nous sommes appelés des révolutionnaires, et comme tels nous avions le devoir, non seulement de défendre l’Avenir contre le Présent, mais aussi de défendre les acquisitions du Présent contre le Passé.

Il n’y avait doute chez chacun de nous, internationalistes, que la civilisation européenne et mondiale subirait une régression de plus d’un siècle et reviendrait à l’Ancien Régime d’avant 1789, si l’Allemagne remportait la victoire. La France écrasée, l’Allemagne impérialiste aurait concurrencé la guerre sous-marine contre l’Angleterre. Puis c’eût été le tour des États-Unis : les Américains l’ont bien compris.

Ce n’était même pas l’empereur Guillaume II qui dirigeait la guerre déclenchée par lui : c’était la caste des hobereaux militaristes qui rêvait d’une hégémonie allemande en Europe et dans le monde entier.

Certes, nous assistons maintenant aussi à une réaction sociale, notamment dans les pays vainqueurs. Comment aurait-il pu en être autrement après une guerre mondiale qui a duré quatre ans.

Cependant, vingt-six dynasties balayées d’un seul coup en Allemagne, l’Autriche délivrée de son empereur, de même que la Russie de son régime autocratique, constituent autant de progrès indéniables pour l’humanité. A ces progrès politiques, il faut ajouter les réformes agraires, le morcellement des grandes propriétés seigneuriales dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale ; aussi bien en Allemagne et en Autriche que dans les Balkans et en Russie. La guerre mondiale a même eu ses répercussions jusque sur la révolution chinoise.

D’antre part, la réaction politique et sociale en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, est certainement moins forte qu’elle aurait été dans le monde entier après une victoire de l’Ancien Régime. Cette réaction est la plus efficace en Italie, et il me semble que c’est ce fait qui a trop impressionné notre camarade italien Fabbri dans son jugement.

A mon avis, notre camarade juge la situation internationale beaucoup plus sévèrement qu’elle ne le mérite, et notamment le danger d’une nouvelle guerre internationale me paraît beaucoup moins menaçant qu’à lui. Par contre, je considère une révolution sociale comme imminente dans l’ensemble des pays appauvris par la guerre.

Dans tous les cas, même si une nouvelle guerre éclatait, l’extrême gauche du mouvement ouvrier ne pourrait pas, à mon avis, agir autrement que les révolutionnaires internationalistes ont agi en 1916. Ils devront avoir devant les yeux les grandes voies de la civilisation humaine et ne pourront pas rester dans l’inactivité.

"Mais cette guerre n’est pas la nôtre, c’est une guerre capitaliste", m’a-t-on objecté dans les réunions houleuses en Hollande. Et un de mes contradicteurs ajoutait : "Si c’était la révolution sociale, ou si l’issue de la guerre pouvait servir à la révolution sociale, nous prendrions naturellement parti."

D’abord, on ne saurait se débarrasser d’un fléau mondial comme la guerre de 1914-1918 avec quelques mots sur le "capitalisme". Cette guerre pour la domination des peuples et des races a eu d’autres racines encore que la seule rapacité des grands industriels et financiers, de tous ceux qui ont fait fortune avec le malheur des autres.

On pourrait douter, ai-je répondu à mes contradicteurs, que des camarades qui n’auraient pas su défendre les acquisitions de la grande Révolution de 1789 et de celles de 1830 et 1848, défendront mieux, dans l’avenir, la révolution sociale contre les forces du capitalisme actuel. Dans une période de révolution mondiale, les faibles pourront aussi "chausser leurs pantoufles" en se déclarant "contre toute violence".

Je ne formulerais aucun reproche contre nos camarades non-interventionnistes, si nous étions des partisans de la non-résistance, des tolstoïens. Mais notre antimilitarisme n’est qu’un seul parmi les principes de l’extrême gauche des pays occidentaux. C’est un principe secondaire, et si demain ce principe se heurte à un autre prédominant, si demain tout le progrès de la civilisation se trouve en jeu, — comme il l’a été en 1914-1918, — il est bien possible que les camarades d’alors devront oublier leur haine de la guerre devant la nécessité de défendre les nouvelles acquisitions de la civilisation.

Car, en somme, les peuples, de même que les classes sociales, ont la civilisation qu’ils méritent, et ceux qui ne savent pas se défendre, déclinent inévitablement. C’est une loi de la Nature, que l’homme ne peut se permettre d’oublier.