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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Héros et martyrs du communisme : Joé Hill, Frank Little - V.L.
Bulletin communiste n°29 - 14 juillet 1921
Article mis en ligne le 31 octobre 2021
dernière modification le 31 août 2021

par ArchivesAutonomies

Les I.W.W. d’Amérique ont fait beaucoup de sacrifices depuis la fondation, relativement récente, de leur organisation. Pendant les grèves qu’ils ont soutenues et qui ont souvent été de véritables batailles de guerre civile, leurs membres ont été tués et mutilés par dizaines, tant par les agents de l’autorité que par des foules furieuses. Leur action, qu’il s’agisse de grève, de manifestation, de revendication de la liberté de parole, n’a jamais eu cours dans le cadre de la loi, n’a jamais été pacifique. Des centaines et, peut-être, des milliers d’I.W.W. sont actuellement détenus dans les geôles de la libre Amérique, où ils purgent des peines monstrueuses de 20 et 30 ans de prison (ou perpétuelles). Il y eut un moment où cette organisation avait jusqu’à cinq mille adhérents détenus dans les camps de concentration, les prisons et les bagnes, avant ou après condamnation. Les lynchages, avec tout leur cortège d’inventions sadiques — ébouillantement, marque au fer rouge, etc. — de nos militants dévoués à la libération du prolétariat américain étaient fréquents. Mis hors la loi bourgeoise, nos camarades sentaient toujours l’épée de Damoclès, suspendue sur leur tête, et nulle statistique n’a encore mesuré l’étendue de leurs sacrifices.

Parmi les innombrables victimes de la bourgeoisie américaine, deux camarades prématurément arrachés à notre œuvre, deux vaillants tombés en première ligne, dans la guerre entre le travail et le capital, sont surtout populaires. Ce sont mes amis et compagnons d’armes, Joseph Hillstroem (plus connu sous le sobriquet de Joe Hill) et Frank Little. Tous deux sont tombés de la main du bourreau : le premier fusillé dans l’État d’Utah, le 17 novembre 1915, et le second lynché par les mercenaires du trust du cuivre, le 1er août 1917.

Tous deux étaient des hommes de valeur, personnalités remarquables, militants dévoués, organisateurs doués, tacticiens habiles des luttes économiques, et nous ne devons pas nous étonner que le capital américain les ait traités avec le plus de rigueur et que, ne voulant pas les garder dans ses prisons comme il nous a gardés, nous, il les ait sur-le-champ assassinés.

Joe Hill avait commencé son activité révolutionnaire dans les bas-fonds. À l’arrivée des organisateurs des I.W.W. dans les forêts septentrionales de l’Amérique, il était scieur de bois. Hill fut un des premiers des "Travailleurs de la Forêt" à se syndiquer, et dès ce jour vécut de la vie du syndicat, porta le poids de ses peines et, finalement, mourut pour lui. Il remplissait au syndicat toutes les fonctions : secrétaire, trésorier, organisateur, propagandiste, président, maintes fois délégué aux Congrès locaux ou généraux, rédacteur de journaux. Il ne se dérobait à aucun travail, considérant que tout est important, qu’il y a toujours des responsabilités à prendre et qu’il faut tout faire.

Joe Hill était aussi un poète remarquablement original et un bon musicien. Il fut le premier poète ouvrier de l’Amérique. Et c’est à ce titre que son nom ne sera plus oublié aux États-Unis. Son petit livre de chansons et de poèmes a déjà été répandu en 10 éditions, à environ 300.000 exemplaires.

Ses vers, qu’il a de plus adaptés lui-même à des airs populaires, chantent la souffrance de l’homme de cœur devant l’exploitation, la peine physique et morale du prolétaire dans l’atmosphère de sauvagerie empoisonnée de patriotisme, de la société américaine ; ses vers lamentent la destinée des fillettes de 12 et 14 ans qui s’étiolent dans les fabriques ou descendent dans les mines, pendant des 9 et des 10 heures par jour, et qui de leurs petites mains, de leur sueur et de leur sang d’enfants, contribuent à créer les immenses richesses de la classe ennemie. Il s’indigne de voir les grévistes assommés, condamnés par la loi, lynchés par les mercenaires, en proie aux bandes des capitalistes du Colorado, qui versent à flots le sang ouvrier ; il évoque la fumée des incendies planant sur les villes ouvrières, les lamentations des enfants, attendrissant même les plumitifs de la bourgeoisie, l’héroïsme des prolétaires sauvant leurs enfants et l’avenir et l’honneur de leur classe. À tous ces héros martyrs inconnus Joe Hill dédiait ses chansons qui ont si profondément ému le cœur des prolétaires.

Sa muse évoquait aussi volontiers les festins et les bals offerts par les Crésus modernes à leurs clients et à leurs valets. Il flagellait les serviteurs de la bourgeoisie, socialistes jaunes et bureaucrates des syndicats. Il appelait la classe ouvrière d’Amérique à s’unir aux travailleurs des autres pays pour aller à l’assaut du vieux monde. C’était un fanatique de l’organisation que louaient presque toutes ses chansons, où la beauté et la force de la cohésion, de l’unanimité, de l’entente pour la lutte et la victoire sont sans cesse magnifiées.

Les chansons de Joe Hill sont très populaires. Partout où il y a des ouvriers, on peut entendre sa chanson du Fermier John, celle du Renard organisé, celle de l’Union de tous les Prolétaires. Dans les prairies illimitées de l’Ouest, dans les forêts vierges du Canada où les bûcherons ne pénètrent que maintenant, dans les mines, sur les vaisseaux qui sillonnent les lacs et les océans, la fière chanson du Drapeau Rouge de Joe Hill résonne souvent. On l’entend dans toutes les réunions des industrialistes. Nous avons chanté les strophes de notre poète pendant les plus âpres luttes, pendant qu’on nous arrêtait, pendant qu’on nous condamnait, pendant qu’on nous envoyait vers les bagnes.

En 1914, Joe Hill fut arrêté et inculpé d’assassinat. Dans une localité où la grève sévissait, un boutiquier avait été tué. On jugea Joe Hill, comme on juge toujours en Amérique les criminels politiques, non pour les faits incriminés, mais pour sa personnalité d’organisateur et de poète révolutionnaire. Nous ne soulignerons pas ici son innocence. Il lui aurait été facile de se disculper en nommant l’amie chez laquelle il se trouvait à l’heure du crime. Il ne la nomma pas et fut condamné à mort.

Le mouvement de protestation soulevé par nos organisations, au moment du procès, entraîna tout ce qu’il y avait de sain et d’honnête dans la société américaine. Des meetings, des manifestations, des grèves, des pétitions se succédèrent pour sauver la vie du poète militant. Le président Wilson, que l’on considérait encore alors comme un idéaliste, demandait la révision de l’affaire. Le gouvernement suédois, dont Joe Hill était ressortissant, demandait sa libération. Rien n’y fit : les différentes instances successives refusèrent la révision et la grâce et, le 17 novembre 1905, à l’aube, Joe Hill fut passé par les armes, en présence de hauts fonctionnaires de l’État. Les derniers mots qu’il adressa à ses amis, les I.W.W., furent :  "Ne me pleurez pas, mais organisez-vous !" Cette suprême volonté du martyr devait devenir notre règle. Deux ans plus tard, l’association des I.W.W. avait 300 000 membres et soutenait simultanément la grève générale des Travailleurs de la Forêt, celle des Travailleurs Agricoles et celle des Mineurs.

***

Frank Little nous était venu de la Fédération des Mineurs de l’Ouest, premier syndicat socialiste d’Amérique, qui avait à son actif de nombreuses manifestations révolutionnaires et des grèves. L’influence du camarade William Haywood y faisait prédominer l’esprit révolutionnaire du socialisme. L’activité des Mineurs de l’Ouest marqua l’une des plus belles époques du mouvement ouvrier américain, et le seul nom de cette puissante association ouvrière, tombée depuis sous la coupe des conservateurs, suffit à évoquer aux yeux du patronat le spectre de la guerre civile qu’elle a soutenue, pendant dix ans, dans le Colorado. Frank Little, militant aguerri et discipliné, pénétré d’esprit marxiste, sorti des rangs de la Fédération des Mineurs de l’Ouest, se fit connaître au premier Congrès organisateur des I.W.W. Avec d’autres militants des Mineurs de l’Ouest, il y préconisa la création d’un organisme embrassant tous les travailleurs d’une industrie donnée, quelle que soit leur spécialité, leur nationalité, leur race et leur sexe, et l’union de toutes ces fédérations d’industrie en une grande association américaine qui ne serait plus tard qu’une section de l’Internationale des Travailleurs. D’où le nom du nouvel organisme, "l’Association des Travailleurs Industriels du Monde" (Industrial Workers of the World).

L’association des I.W.W. fut donc fondée sous l’influence des Mineurs de l’Ouest qui lui donnèrent Frank Little. Dès le premier jour, l’existence des I.W.W. ne fut qu’une incessante lutte, à laquelle Frank Little prit la part la plus active. Il fut l’organisateur et le conducteur de la grève des mines d’or qui suspendit la vie de toute une région, en 1907 ; il prit, cette même année, une part importante à la grève des travailleurs de l’acier de Pittsburg, pendant laquelle le comité de grève proclama et appliqua ce principe : "Pour chaque gréviste tué, 3 policiers doivent tomber". Il serait difficile d’énumérer toutes les actions auxquelles prit part Frank Little, mais on peut dire d’une façon générale que lorsqu’il n’était pas en prison, il était sur le champ de bataille.

En 1916, le Congrès des I.W.W. adoptait une résolution contre la guerre à laquelle les États-Unis ne participaient pas encore. Quand, en 1917, les États-Unis entrèrent en guerre, les I.W.W. ne purent pas convoquer un Congrès. Si bien que l’organisation la plus révolutionnaire du prolétariat américain n’eut pas d’attitude officielle à l’égard du rôle des États-Unis dans la guerre. Aux réunions du Comité Exécutif des I.W.W. Frank Little exigea la publication, sous la responsabilité des membres du comité, d’une déclaration contre la guerre. Mais les statuts de l’organisation ne permettaient pas au comité d’agir de la sorte. Il fut décidé que les membres seraient invités à s’inspirer de l’attitude négative de l’association à l’égard de toute guerre en général, et que l’on se préoccuperait, en premier lieu, de l’organisation d’un vaste mouvement gréviste dans les industries de guerre. L’organisation des mineurs et la direction de leur grève furent confiées à Frank Little.

Frank Little disparut et ne reparut que six semaines plus tard, au moment où éclata la grève des mines de cuivre de l’Arizona. Ce fut une lutte grandiose. Grouper pour une même action les ouvriers des nationalités les plus variées, n’était pas chose facile. Frank Little réussit pourtant à étendre le mouvement aux États de Montana et de Michigan.

C’est sur ces entrefaites que notre ami fut victime d’un accident grave. Au cours d’une tournée dans le district minier, son automobile fut prise en écharpe par un train, et Frank Little, grièvement blessé, fut ramené à Chicago. À peine sorti de l’hôpital, marchand sur des béquilles, il se présentait bientôt au quartier général des I.W.W. et exigeait qu’on l’envoyât dans l’État de Montana où le réclamait les grévistes. Pendant deux heures entières, ses camarades s’efforcèrent de le dissuader et de lui faire comprendre la folie qu’il y avait à vouloir combattre le trust dans son état de convalescence et d’infirmité. Rien n’y fit, et Frank Little reçut la mandat qu’il exigeait. Ses amis, en le lui confiant, ne pouvaient se dissimuler qu’ils l’envoyaient à la mort.

Infirme, à peine levé de sa couche d’hôpital, Frank Little fit des prodiges. De Butte, centre du mouvement, il dirige les 75 000 mineurs grévistes dispersés aux États-Unis. Il est sans cesse en déplacement, il parle plusieurs fois par jour, il est membre de multiples commissions, il publie des proclamations et des manifestes, il est en un mot l’âme d’une lutte épique des travailleurs contre le plus puissant des trusts soutenu par l’État bourgeois, formidablement armé.

Dans la nuit du 1er août 1917, 6 hommes masqués s’introduisirent dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel, l’entraînèrent à moitié nu, l’attachèrent à l’arrière d’une automobile, traversèrent ainsi toute la ville et le pendirent sous un viaduc de chemin de fer. Nous avons des raisons de croire qu’il était mort au cours du sinistre voyage, traîné sur la route, à la suite d’une automobile lancée à toute vitesse. On trouva sur son corps une pancarte portant ces mots : "Premier et dernier avertissement ; que les autres prennent garde !".

Ainsi ont vécu et sont morts deux héros, deux martyrs de l’Amérique prolétarienne, dont les noms ne doivent plus être oubliés : Joe Hill et Frank Little.