par ArchivesAutonomies
De même que les contre-révolutionnaires de l’an II dressèrent les ruraux contre la commune révolutionnaire de Paris et la Convention Nationale, les Versaillais dressèrent les paysans contre la Commune de 1871, Basile-Thiers et ses amis, par une habile campagne de calomnies représentèrent les Parisiens comme des bandits, des forcenés dirigés par une poignée de cosmopolites. Seuls, quelques journaux républicains provinciaux refusèrent d’adopter cette version enfantine. Il y en eut, même qui critiquèrent le gouvernement de Versailles et, reconnurent que par leur brusquerie, leur maladresse, leur intransigeance, les hommes de Versailles avaient "rendu légitimes sinon légales" les élections communalistes. Mais ces cris isolés ne doivent pas nous donner le change. Privée de communication avec la capitale, la province était à la merci de Thiers : elle devait le soutenir. Les communards ne furent pas sans se rendre compte du danger de cette situation. Dans un pays comme la France où la classe paysanne constitue le soubassement même du régime, on ne peut rien faire de durable sans cette classe. La Commune était vouée à l’avortement, à la chute rapide si elle ne s’assurait pas le concours ou la neutralité bienveillante de larges couches paysannes. Elle le comprit. La délégation aux relations extérieures fut créée précisément pour éclairer la province et provoquer son intervention. Mais, il faut le dire et c’est bien excusable, disposant de moyens en disproportion avec le travail de titans qui s’imposait, la délégation se contenta d’envoyer quelques émissaires dans les villes. Les campagnes furent pour ainsi dire abandonnées.
C’est seulement à la fin d’avril qu’on songea à atteindre les paysans. Deux proclamations rédigées : l’une par B. Malon et la citoyenne André Léo, l’autre par A. Léo seule, furent lancées. La première est si vague, si éloignée de tout socialisme, qu’elle ne mérite guère que l’oubli. La seconde, rédigée dans une langue simple, familière, tout à fait à la portée des campagnes, mérite d’être signalée. Elle fut insérée dans La Sociale du 3 mai 1871 (13 floréal an 79) et les socialistes parisiens furent invités, d’une part, à la diffuser parmi leurs parents et amis de la campagne, d’autre part, à signaler les adresses de socialistes ruraux susceptibles de la distribuer. Lissagaray nous dit même que des ballons libres portèrent "les bonnes semences" jusque dans les sillons.
Le but poursuivi est nettement indiqué par la citoyenne Léo dans le commentaire dont elle a fait précéder le manifeste. Nous ne le désavouerions pas aujourd’hui. "La Révolution sociale, lisons-nous, si nécessaire au pauvre, à l’opprimé, à la conscience humaine, si vraie que rien n’est vrai et ne peut durer en dehors d’elle (ni le conservatisme monarchique, ni le conservatisme dit républicain) qu’en dehors d’elle le monde reste à l’ignorance et au privilège, où donc cette révolution prendra-t-elle son point d’appui ? Elle n’en a qu’un, naturel, solide et profond... le point d’appui populaire. Le socialisme doit conquérir le paysan comme il a conquis l’ouvrier."
Mais l’ouvrier raille ou calomnie le paysan, comment veut-on qu’il le gagne au socialisme ? Et, d’autre part, excité par les plumitifs de la bourgeoisie, le paysan calomnie le prolétariat des villes : il est donc bien éloigné d’écouter ses théories.
En conséquence, il faut s’attacher à faire disparaître l’inimitié, l’opposition, la lutte qui met aux prises l’ouvrier et le paysan. La citoyenne Léo est persuadée qu’une fois cet obstacle abattu, le socialisme gagnera vite les paysans, vulnérables du côté de l’intérêt, alors que la politique les trouve rebelles et indifférents.
Il nous reste à voir maintenant comment la citoyenne Léo s’y prend pour atteindre les travailleurs du sol. Elle débute ainsi : "Frère, on te trompe. Nos intérêts sont les mêmes. Ce que je demande, tu le veux aussi ; l’affranchissement que je réclame, c’est le tien. Qu’importe si c’est à la ville ou à la campagne que le pain, le vêtement, l’abri, le secours, manquent à celui qui produit toute la richesse de ce monde ? Qu’importe que l’oppresseur ait nom gros propriétaire ou industriel ? Chez toi comme chez nous la journée est longue et rude et ne rapporte pas même ce qu’il faut au besoin du corps. A toi comme à moi la liberté, le loisir, la vie de l’esprit et du cœur manquent. Nous sommes encore et toujours, toi et moi, les vassaux de la misère."
Il s’agit maintenant de faire sentir l’injustice sociale au pauvre exploité des champs qui berce toujours sa misère avec les ritournelles bourgeoises : "Voilà près d’un siècle, paysan, pauvre journalier, qu’on te répète que la propriété est le fruit sacré du travail et tu le crois. Mais ouvre donc des yeux et regarde autour de toi ; regarde-toi toi-même et tu verras que c’est un mensonge. Te voilà vieux, tu as toujours travaillé ; tous tes jours se sont passés la bêche ou la faucille à la main, de l’aube à la nuit et tu n’es pas riche cependant et tu n’as pas même un morceau de pain pour ta vieillesse..."
La critique socialiste vient détruire ensuite les billevesées capitalistes : "... S’il était vrai que la propriété est le fruit du travail, tu serais propriétaire, toi qui as tant travaillé. Tu posséderais cette petite maison avec un jardin et un enclos qui a été le rêve, le but, la passion de toute ta vie, mais qu’il t’a été impossible d’acquérir ou que tu n’as acquise peut-être, malheureux, qu’en contractant une dette qui t’épuise, te ronge... Non, frère, le travail ne donne pas la propriété. Elle se transmet par hasard ou se gagne par ruse. Les riches sont des oisifs ; les travailleurs sont des pauvres — et restent pauvres. C’est la règle, le reste n’est que l’exception."
C’est parce que Paris a voulu détruire cette injustice, qu’il s’est soulevé. A-t-il tort ? Telle est la question que pose André Léo aux paysans. Elle s’efforce ensuite de préciser le but poursuivi. "Paris veut changer les lois qui donnent tout pouvoir aux riches sur les travailleurs". Il veut aussi l’égalité et la gratuité de l’instruction, "attendu que la science humaine est le bien commun de tous les hommes". Paris demande la suppression des sinécures qui engraissent les sangsues du peuple et avec l’économie réalisée il réclame l’établissement des asiles pour la vieillesse des travailleurs. Comme politique des réparations, Paris demande que les fauteurs de la guerre payent les cinq milliards à la Prusse et, en conséquence, il préconise leur expropriation. Paris réclame encore la justice fiscale et l’élection des magistrats par le peuple. Enfin, par-dessus tout, Paris veut "la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous."
"La guerre que fait Paris en ce moment, écrit André Léo, c’est la guerre à l’usure, au mensonge et à la paresse. On vous dit : les Parisiens, les socialistes, sont des partageux. Eh ! bonnes gens, ne voyez-vous pas qui vous dit cela ? Ne sont-ils pas des partageux ceux qui ne faisant rien, vivent grassement du travail des autres ? N’avez-vous jamais entendu les voleurs, pour donner le change, crier au voleur ?" Les fruits de la terre à ceux qui la cultivent. Tout le monde au travail. Plus de travail sans repos, plus de repos sans travail. Tels sont les principes essentiels énoncés ensuite par la citoyenne Léo en d’heureuses formules frappées comme des médailles. Elle jette après un coup d’œil sur l’avenir et montre que seul le triomphe du socialisme peut libérer les travailleurs des champs. Si Paris tombe, au contraire, c’est toujours le joug de la misère, les livrées du luxe et sous les apparences les plus favorables, malgré les vocables les plus pompeux, c’est l’esclavage, l’exploitation et le mensonge.
A cinquante ans de distance, nous ne disons pas autre chose. Dans ses grandes lignes, notre propagande agraire n’est pas orientée autrement. Mais, éclairés par l’évolution économique et l’industrialisation agraire, nous entendons, en outre, préparer le paysan à des formes de travail et de propriété plus élevées que l’individualisme et la parcelle. De plus, l’exemple du travail agraire accompli en Russie a donné une solidité incomparable à nos constructions théoriques.
Quoi qu’il en soit, ce que nous devons retenir de ce manifeste qui symbolise l’effort agraire de la Commune, c’est moins sa forme heureuse et ses lacunes inévitables que ses intentions : c’était quelque chose d’attirer l’attention des socialistes de la Commune sur le problème agraire et de tenter le ralliement des paysans autour du drapeau rouge. On conviendra qu’un tel effort méritait d’être signalé.