Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Héros et martyrs du communisme : Vladimir Ossipovitch, Lichttenstadt - Mazine (suite) - Victor Serge
Bulletin communiste n°43 - 13 octobre 1921
Article mis en ligne le 31 octobre 2021

par ArchivesAutonomies

IV

A vingt-quatre ans, Vladimir Ossipovitch Litchtenstadt, condamné à mort, vécut les longues heures d’angoisse de l’attente... On exécutait beaucoup en 1906. La pensée, la science, l’art, l’action, la révolution, tout était donc fini ! La vie semblait n’être plus qu’un rêve à l’homme enfermé dans une cellule du fameux bastion Troubetzkoï, à Pierre-et-Paul, et qui pensait n’en sortir que pour aller à la potence. À vingt-cinq ans, gracié sans avoir demandé sa grâce — car les révolutionnaires ne demandaient jamais rien à l’autocrate — il était, au bagne de Schlüsselbourg, forçat, condamné à perpétuité.

"Mais leur perpétuité ne nous effrayait pas, me disait-il plus tard. Nous savions que les jours de l’autocratie étaient comptés. Nous attendions la révolution d’année en année..." Et cette génération d’enfermés de Schlüsselbourg, plus heureuse que les précédentes, dont seule la mort ou la folie brisa le ferme espoir, ne devait pas être déçue.

La bastille de Schlüsselbourg est bâtie sur une petite île du lac Ladoga, à quelque cinquante verstes au nord de Pétrograd. Elle a une sinistre réputation. Dans sa vieille prison, 69 révolutionnaires se sont succédé depuis 1884, date à laquelle fut supprimée la prison secrète du tsar, le ravelin Alexis (forteresse de Pierre-et-Paul) de tragique mémoire. De ces soixante-neuf, quinze ont été exécutés dans ses murs, quatre se sont suicidés en cours de peine et trois après leur libération, trois sont sortis fous. Quatorze sont morts de tuberculose, de scorbut ou des conséquences de l’aliénation mentale ; treize seulement sont sortis pour être déportés après avoir subi des peines variant entre quinze et vingt ans de réclusion... La nouvelle prison où fut enfermé Lichtenstadt était moins terrible — bien qu’on y mourût aussi. Les nombreux révolutionnaires qui y étaient enfermés n’étaient soumis à l’isolement que dans des cas exceptionnels. De haute lutte ils avaient conquis des droits, imposé un certain respect de leur dignité ! Ils avaient des livres. Lichtenstadt fut leur bibliothécaire. Le milieu de Schlüsselbourg était sain. Les traditions de l’ancienne bastille imposaient aux nouvelles générations d’enfermés toutes les obligations d’une noblesse — qu’il fallait du reste défendre tous les jours contre une administration pénitentiaire hargneuse, tatillonne, méchante parfois jusqu’au crime.

C’est, là que Lichtenstadt acheva de former son caractère et ses idées. Il fut de toutes les protestations, de tous les conflits avec les autorités, au premier rang de ceux qui engageaient le fer, et souvent au cachot, mais sans une défaillance Parmi les enfermés, tant politiques que "droits communs", il acquit une grande influence, due autant à son caractère ferme et doux qu’à son esprit souple, droit et très ouvert. Enfin, il travailla énormément. Ses "Lettres de prison", que l’on doit publier, constituent un journal, réticent et incomplet sans doute, mais d’un puissant intérêt psychologique. Entre autres travaux, il se livra à l’étude approfondie de l’œuvre de Goethe, auquel il consacra un fort volume d’analyse critique. C’est ici le lieu de noter que, très fréquemment, la prison fournissait aux révolutionnaires des loisirs précieux pour parfaire une instruction que l’action eût, en d’autres circonstances, toujours empêché d’achever.

A Schlüsselbourg, Lichtenstadt devint marxiste. Cette modification dans ses idées, dont il disait lui-même qu’elle avait été une évolution du dilettantisme intellectuel à une conception scientifique et rationnelle de la vie. fut le fruit d’un intense labeur.

La Révolution de mars 1917 libéra les forçats de Schlüsselbourg. Lichtenstadt avait été enfermé pendant dix ans.

V

Aussitôt libéré, il était élu président du Soviet ouvrier de Schlüsselbourg. C’étaient des jours de fièvre. Le miracle espéré, attendu depuis plus d’un demi-siècle par plusieurs générations de sacrifiés, s’accomplissait tout à coup. Les murailles des bastilles s’effondraient. Geôliers, magistrats, gendarmes disparaissaient instantanément, balayés, avec les insignes et les ordures de l’ancien régime, par l’ouragan révolutionnaire. On avait peine à croire que ce fût vrai. Hier, on était des forçats, — on tournait sans fin dans le cercle infernal de la vie de la prison, refaisant chaque jour les mêmes gestes, concentrant avec acharnement tout ce qu’on avait d’énergie à ne vivre que de rêves et de pensées. On savait bien que la révolution viendrait, on l’attendait : mais on était condamné à dix ans, à vingt ans, à perpétuité, et l’on gardait pieusement le souvenir de tant d’autres qui étaient morts dans ces murs... Et voici que le premier soleil du printemps semait son or léger sous les drapeaux rouges, dans toutes les rues ; voici que des foules, portant des rubans rouges et chantant l’Internationale, venaient, comme en pèlerinage, déposer dans le petit cimetière de Schlüsselbourg des couronnes sur les tombes des martyrs... Ceux qui ont vécu de telles heures ont beaucoup vécu.

Quelle fut exactement l’activité de Lichtenstadt entre les deux révolutions de Mars et de Novembre ? Je sais seulement qu’il ne fut pas bolchevik. Au moment de la révolution d’Octobre, il adhérait au Parti social-démocrate russe (menchevik). La victoire prolétarienne le désorienta. Certes, elle était grande. Mais pouvait-on brusquer ainsi l’évolution à coups de violence ? Instituer le communisme prévu par la pensée socialiste comme devant être le fruit du développement le plus haut de la technique et de la concentration capitaliste dans un pays économiquement et politiquement arriéré, où l’immense majorité de la population est agricole, où les grands centres industriels sont de création récente, où l’éducation politique des masses n’a pas été faite par la démocratie bourgeoise ? L’entreprise révolutionnaire paraissait aux mencheviks follement audacieuse et contraire à la saine doctrine. Au doctrinarisme étroit, à la vision trop exclusive des dangers et des difficultés, se mêlait chez certains intellectuels de haute culture une sorte de répulsion instinctive devant le recours à la force, l’effusion de sang, toutes les dures, les mauvaises, les terribles petites réalités de la guerre civile. Un Lichtenstadt pensif et scrupuleux, sorti quelques mois auparavant des geôles du tsar avec l’espoir involontaire que ce serait enfin fini, fini à tout jamais, des geôles, des potences, des polices, — pouvait-il, sans un haut-le-cœur, consentir à faire de ses mains toutes les besognes de la guerre civile ? — à enfermer à son tour, parfois dans la geôle même dont il était lui-même sorti la veille, le bourgeois, le démocrate ententophile, le camarade de naguère, devenu droitier, agent des Alliés, complice de Kornilov ? Or, il fallait aussi fusiller, réquisitionner, confisquer, briser des résistances sans regarder aux moyens, être volontaire, âpre, implacable, marcher à travers tout... L’impossibilité psychologique de certaines natures d’intellectuels, particulièrement affinés, à s’adapter aux exigences sévères de la guerre civile, contient toute une explication du menchevisme — et de bien des fautes.

Toujours est-il que Vladimir Ossipovitch Lichtenstadt traversa une crise intérieure. Il finit par se retirer à peu près complètement de l’action. Ne voulant pas cependant rester oisif ni nuire a la nouvelle révolution, il prit sur lui d’organiser à Péterhof, dans l’ancienne maison de plaisance d’un grand dignitaire de l’autocratie, une colonie d’enfants. A servir les enfants, on peut être sûr, sous tous les régimes et quel que soit le cours des révolutions, de faire une œuvre utile. L’ancien terroriste se consacra à loger, vêtir, nourrir, instruire une centaine d’enfants. Lourde tâche. Tout était à organiser. Tout était à faire soi-même. Le bois manquait — et il faisait froid. Le ravitaillement n’existait pas. Le personnel enseignant était en grève. Les villas où l’on s’installait avaient été pillées ; d’ailleurs, elles étaient meublées pour loger un grand seigneur et sa valetaille, non certes pour les communautés d’enfants. Lichtenstadt réussit si bien dans cette tâche que les enfants de Peterhof en ont gardé à sa mémoire une vénération reconnaissante.

VI

L’évolution qui l’amena à adhérer au Parti Communiste fut relativement longue (quelques mois, en temps de révolution, comptent pour des années dans la vie d’un militant) et douloureuse. La Russie rouge tenait dans des conditions effroyablement difficiles, sur huit immenses fronts. Elle était bloquée, affamée, isolée, trahie, haïe, diffamée. A l’intérieur, les complots succédaient aux complots Des haines rampaient sordidement de toutes parts ; et, par grande infortune, tels "révolutionnaires" de la veille, menchevistes ou socialistes-révolutionaires, n’étaient jamais les derniers à souhaiter qu’un cataclysme nouveau engloutit la révolution. Souvent, la situation parut désespérée. Ce n’était pas le moment, pour un militant même dissident, de s’isoler, fût-ce dans la plus utile des œuvres d’éducation, ni de faire des réserves et de marchander son concours au nom de principes absolus, ni de critiquer les fautes présentes ou passées en ajoutant : "Nous l’avions prédit !" Une impérieuse voix intérieure criait, au contraire, au révolutionnaire, qu’il fût anarchiste ou marxiste dissident : "Tu dois être avec ceux qui font la révolution, même s’ils se sont trompés et se trompent — à ton avis — en bien des cas. A cette heure où les meilleurs enfants de la Révolution prodiguent leur vie sans compter, tu dois savoir sacrifier, s’il le faut, quelque chose de tes idées personnelles. La Révolution est en danger de mort, et les communistes, seuls, ont le sang-froid, la volonté, l’organisation, la claire conscience des buts qu’il faut pour la sauver." Ces raisons détermineront sans doute plus d’une adhésion au Parti Communiste. Elles agirent puissamment sur Lichtenstadt, mais sa transformation intérieure fut beaucoup plus profonde. Il adhéra au Parti Communiste en qualité de marxiste, après s’être pleinement rallié à sa doctrine.

VII

Je rencontrai Vladimir Ossipovitch a Smolny vers le 15 avril 1919 ; c’est dans les bureaux des éditions du Soviet de Petrograd qu’il m’apparut pour la première fois, tel que je l’ai bien connu depuis. Vêtu ce jour-là d’une vareuse bleue, boutonnée jusqu’au, cou, très simple, d’une simplicité frisant parfois l’oubli de soi-même, il avait à ce moment, dans ses regards toujours réfléchis et, semblait-il, un peu distraits, comme un joyeux sourire. Son visage me frappa de suite à cause de ce regard d’intelligence sérieuse et bonne, à cause du front allongé qui dominait ses traits, à cause de son teint pâli de vieil enfermé. Je ne m’étonnai pas d’apprendre ses dix années de Schlüsselbourg, car on apercevait en lui, dès le premier coup d’œil, l’idéalisme et la force concentrée, éprouvée, des hommes qui ont préparé la révolution et qui ont su tout subir pour elle. Et on sentait aussi en lui cette gravité, ce détachement des petites choses que confèrent les très grandes épreuves. Mais, ce Jour-là, Vladimir Ossipovitch était heureux. Il s’agissait de travailler ! De travailler ! La Troisième Internationale s’était enfin constituée a Moscou, en mars. Elle devait avoir son organe, ses éditions de propagande et d’information. Vaste entreprise, à l’heure où la révolution sociale déferle de Vladivostok à Cologne et mûrit dans le monde, les presses de la nouvelle Internationale doivent constituer une arme précieuse. Cette arme, à Pétrograd, n’existait pas encore. Il s’agissait de la forger. Et, d’abord, de faire paraître, pour le 1er mai, le premier numéro de l’Internationale Communiste — en trois ou quatre langues....

Vladimir Ossipovitch venait d’être chargé par le camarade Zinoviev de diriger l’exécution de ce travail. Et tout en feuilletant les livres et les brochures qu’il prenait au hasard parmi les innombrables volumes de la librairie du Soviet — car il ne lui était guère possible de passer à côté d’un livre sans le palper, l’ouvrir, le parcourir en quelques instants — il expliquait, avec son enthousiasme si simple, sans nulle emphase, immédiatement, qu’il s’agissait de se donner complètement et immédiatement à ce travail. La tache immédiate n’était d’ailleurs pas facile. Editer une revue en moins de quinze jours, cela signifiait créer sur-le-champ tout un appareil technique, plutôt compliqué. Et il eût été vraiment fâcheux de "rater" le premier mai. Vladimir Ossipovitch, disait tranquillement — et toujours ce sourire de ses yeux ! — "On travaillera nuit et jour. Ce n’est rien. En Russie on peut tout faire quand on veut".

Il parlait ainsi parce qu’il savait vouloir. L’action commençait chez lui dès la minute où elle était décidée, voulue. C’est pourquoi il aimait les commencements. Les moindres entreprises dans un pays en proie à la guerre civile, où tous les domaines de l’activité humaine sont à la fois dévastés et radicalement transformés, les commencements de chaque œuvre exigent d’immenses efforts, du dévouement, de l’esprit d’initiative, de la ténacité. Vladimir Ossipovitch cette fois encore devait se révéler "l’homme des commencements".

Les éditions de la 3e Internationale vécurent d’abord, en camaraderie, aux dépens de celle du Soviet de Pétrograd. En attendant qu’un local nous fût aménagé a Smolny, nous eûmes une table, quelques chaises, une très sommaire installation dans un coin... Vladimir Ossipovitch recevait là ses premiers collaborateurs, notait en hôte, sur son bloc-notes des adresses, des renseignements, des projets, mangeait un morceau entre deux conversations d’affaires, accomplissait ses premiers travaux de rédaction et d’administration. Il me semble bien que nous eûmes, ce premier jour de collaboration, à rechercher des renseignements sur l’assassinat de la camarade française Jeanne Labourbe fusillée par les Alliés à Odessa. Vladimir Ossipovitch s’anima : "C’est la première communiste française qui tombe — disait-il — depuis la Commune..."

Comme il s’intéressait aux choses ! Nul détail ne lui paraissait aride, nulle tâche difficile. C’est que son nouveau labeur l’emplissait d’une joie véritable. Il en comprenait admirablement la signification. Cette joie intérieure, jointe à sa bonhomie habituelle, le rendait particulièrement avenant envers les visiteurs. Un petit personnel fut vite groupé. Vladimir Ossipovitch se montrait si accueillant, si camarade, qu’une atmosphère de saine et libre collaboration se créa tout de suite entre tous ses employés.

Et le travail commença. Secrétaire de rédaction. Vladimir Ossipovitch recevait ses directions de G. Zinoviev. qui lui transmettait les documents et les matériaux — Dieu sait ce qu’il y en avait ! — adressés par tous les partis du monde, par tous les militants de l’Internationale. Administrateur, il avait surtout à s’occuper des bureaux et de l’imprimerie. Tâche multiple, absorbante, accablante, qui ne lui laissa littéralement aucun repos pendant la première quinzaine. Ses repas, il les avalait en hâte au grand réfectoire de Smolny ; dans les tramways, en automobile, en marche, il relisait des épreuves de correction ; le soir, la nuit, il s’attardait parmi les compositeurs, s’improvisant correcteur et metteur en pages, sans que la fatigue physique, qui finissait parfois par le briser pour quelques heures, altérât jamais sa bonhomie. C’est là un des traits de son caractère : indulgent, il l’était par bonté et calme par raison, par maîtrise de soi. Les petites contrariétés si nombreuses au cours de tout travail avaient peu de prise sur lui. Donnant l’exemple, mettant la main à tout, se ménageant moins que personne, il entraînait. Tous ceux qui, à ce moment, ont subi cet entraînement, et surtout nos collaborateurs typographes, ne l’oublieront certainement pas.

Pendant huit jours, Vladimir Ossipovitch ne dormit que quelques heures par nuit, souvent sans prendre la peine de se dévêtir, étendu sur un divan dans les bureaux même de la typographie. Il y eut quelques nuits où il ne dormit pas du tout, quelques jours où il n’eut pas même le temps de se raser. Mais l’Internationale Communiste parut le 1er mai. Ainsi s’accomplissent de notre temps les moindres œuvres révolutionnaires : à force de dévouement et de volonté. Ce qui fait leur valeur, leur puissance. Vladimir Ossipovitch éprouva, d’avoir rempli cette tache, une joie d’enfant. Il dépliait les grandes feuilles sorties des presses de l’imprimerie, et derrière le cristal de ses lorgnons, on voyait pétiller dans ses yeux le même sourire qu’au premier jour de travail.

Dès lors, le travail se régularisa. Mais c’est à peine si, pour Vladimir Ossipovitch, son intensité baissa. En fait, sa tâche dépassait les forces d’un travailleur, et il ne parvint à y suffire qu’au prix d’une constante suractivité. Presque toutes les fins de mois, il fut dans les ateliers de composition et d’impression, y mangeant, y dormant — le moins possible ! — oubliant tout ce qui n’était pas le journal. Et c’est pendant ce travail que j’appris a le connaître et qu’il me devint cher.

...De lui-même et de son passé, pourtant si rempli de travaux et de luttes, il ne disait presque jamais rien. Sa réserve, son dédain complet du "paraître et de "l’effet", ont dû maintes fois le faire passer inaperçu là même où la première place lui appartenait de droit. Par contre, il parlait volontiers des idées, des œuvres, des événements ; et c’était toujours avec une sorte d’entrain sérieux, grave même. Son enthousiasme ne lui dissimulait rien des dangers ou des fautes. C’est ce qui le rendait fort et persuasif. Joindre à la clairvoyance la conviction et la volonté, c’est posséder d’intarissables ressources intérieures

Elles le rendaient singulièrement jeune, capable de mouvements tout à fait juvéniles. Une nuit, très tard, il vint frapper à ma porte. "Donnez-moi, me dit-il, je tome VII de Tchékhov..." Et ses yeux pétillaient. Une camarade étrangère s’était permise de lui dire qu’elle trouvait le grand écrivain... ennuyeux. Vladimir Ossipovitch en était indigné. Cette nuit-là, il s’attarda longuement chez notre amie à lui lire les meilleurs contes de Tchékhov. Car il lui eût été douloureux d’admettre qu’on pût ne pas comprendre ce qu’il comprenait, lui, avec tout son cœur et tout son esprit.

Au fond, cela devait provenir, chez lui, d’une nature très expansive, qui avait besoin de se donner : intellectuellement par ses œuvres, moralement par toute sa vie de combat, de propagande, de labeur — et même physiquement Ce dernier trait de caractère en faisait le travailleur remarquable que nous connaissions. Il se manifestait d’ailleurs dans les moindres choses. Je le vois encore, rieur, heureux, ramer pendant toute une longue promenade, sur les étangs de Péterhof. C’était par un beau soir d’été où les voix avaient, dans le crépuscule, de nettes et douces résonances. Pas un instant, Vladimir Ossipovitch ne consentit à lâcher les rames ; et il semblait prendre un plaisir particulier quand le passage devenait difficile parmi les herbes aquatiques. Ses mouvements souples se tendaient alors, précis, patients, doux et forts : ils exprimaient tout l’homme.

Dès cette époque, Vladimir Ossipovitch songeait à se faire envoyer au front. Pendant les journées d’anxiété de la première offensive des bandes blanches de Ioudenitch contre Pétrograd et de la trahison de Krasnaia-Gorka, le danger devint, pour ainsi dire palpable. Vladimir Ossipovitch souffrit de n’avoir en de telles heures qu’un travail littéraire, d’intellectuel, d’agitateur. "Ecrire, corriger des épreuves pendant que l’on se bat, disait-il, c’est trop amer !" Et lui, qui ne demandait jamais rien, importuna sans doute quelque peu le camarade Zinoviev, à force de solliciter tout au moins "un congé à passer au front..." Finalement, il n’y tint plus. Il se fit admettre au détachement communiste du 11e rayon ; il apprit le maniement du fusil, le tir à la mitrailleuse ; afin de mieux pouvoir agir par l’exemple et la parole, il voulut demeurer dans le rang, simplement. Et pendant quelques jours, il ne vint à la rédaction de l’Internationale Communiste ou à l’imprimerie que le fusil en bandoulière ; il passait toutes ses nuits au corps de garde ou au travail, participant à toutes les tâches de son détachement. La meilleure image qui me reste de lui est peut-être celle ci. C’est au petit jour, vers trois heures du matin, pendant les nuits blanches d’ailleurs. Une petite pluie tombe par intermittence. Les rues sont désertes ; devant la cathédrale de Saint-Isaac, pas une âme, pas un bruit. Et voici venir Vladimir Ossipovitch en tenue — avec un pauvre manteau bleu qui n’était, certes, ni chaud, ni seyant ! — le fusil accroché à l’épaule, la baïonnette toute droite, dansant un peu au rythme de son pas. Entre ses mains, un livre (Herzen), dont il admirait les vues profondes sur la révolution prolétarienne. Des gouttelettes die pluie avaient mouillé les pages. Le livre et le fusil : tout ce qu’il faut au révolutionnaire de ce temps-ci. Vladimir Ossipovitch m’expliqua : "Je porte partout ce livre. Je lis en route, de-ci de-là. Il faut bien que chacun de nous s’arrange de manière a vivre plusieurs vies a la fois..." Cela il le répétait souvent, comme s’il eût souhaité pouvoir multiplier ses forces, ses capacités de vivre...

Certes, il a bien su tenir le fusil, et sa mort l’a prouvé. Mais le livre eût été, davantage encore, et mieux, son arme propre. Je me souviens de quelques bonnes conversations nocturnes, après le travail, que nous eûmes sur des sujets d’histoire et de philosophie. Il m’étonna, car sa réserve habituelle pouvait laisser ignorer longtemps ce qu’il possédait de savoir et de pensée. Mais j’ai pu entrevoir, au cours de ces entretiens, la richesse de sa vie intérieure. Goethe, Maeterlinck, Ernst Mach, Shelley, Avenarius, que de noms anciens ou actuels, que de noms signifiant des univers de pensée, venaient familièrement à ses lèvres ! Je sus qu’il avait passé par de diverses expériences intellectuelles, par les recherches de l’esthétisme — il y avait de cela de longues années — par la métaphysique et par les sciences positives avant d’en arriver à se former une conviction personnelle, raisonnée, justifiée par un immense savoir, éprouvée, enfin par la vie même. Ses travaux sur le matérialisme historique avaient beaucoup contribué à l’y amener. Et, désormais, c’étaient toujours du point de vue du marxisme intransigeant qu’il envisageait les choses.

Les événements que nous traversons finissent par émousser les sensibilités. Dans notre grande bataille sociale, l’homme devient dur. Vladimir Ossipovitch disait volontiers que "la révolution est nécessairement impitoyable" ; mais je suis sûr de ne rien exagérer en affirmant que rares sont ceux qui, autant que lui, conservent devant les misères de l’heure présente une bonté personnelle active. Ce qu’elle lui valait de peines et de démarches ne se peut dire.

Nous causions souvent des événements. Vladimir Ossipovitch était "optimiste", disait-il. Non qu’il se dissimulât l’étendue des difficultés et des dangers qui à ce moment menaçaient la Russie des Soviets, mais parce qu’il exposait que, "devant l’histoire, notre cause est gagnée, et que rien ne peut plus l’empêcher de triompher plus ou moins vite dans le monde entier. Car la révolution ne peut pas s’arrêter devant telles ou telles frontières, car il n’est au pouvoir de personne de la tuer". Jamais il n’y avait dans ces propos, dont j’ai bonne mémoire, d’allusions à notre sort personnel, chose évidemment très secondaire aux yeux de Vladimir Ossipovitch. Ainsi, les défaites, les échecs ne l’accablaient pas. Mais les succès le réjouissaient. Je le vois se retournant vers moi, dans l’automobile qui nous emportait quelque part, et m’annonçant les troubles révolutionnaires qui venaient de se produire à Constantinople. Il éclatait de rire : "Les Dardanelles aux Soviets ! Verrons-nous cela !" Et, plus sérieux, il ajoutait "Nous avons beau être affamés, être nus, nous sommes la plus grande force morale du monde..." Cette immense force morale, il la sentait en lui. Il avait le droit d’en parler.

Le 7 août, après avoir en cinq mois organisé tout le travail des éditions de l’Internationale Communiste et assuré la parution des cinq premiers numéros de cette revue, il nous quitta plus heureux encore qu’il ne nous était venu. Il partait au front, mobilisé par le Parti Communiste. C’était, enfin, la réalisation de ses vœux. En ces cinq mois, un grand travail intérieur s’était accompli en lui. La tâche essentielle, à ses yeux, c’était désormais la défense, par les armes, des frontières de la révolution. J’ai sous les yeux une lettre intime qu’il écrivit, à la veille de partir, à quelqu’un de très cher. Sa résolution, sa foi, s’y expriment en quelques lignes admirables, auxquelles je ne me permettrai pas d’ajouter aucun commentaire : "J’entre dans une nouvelle voie, peut-être terrible, par son aspect extérieur, au jugé des âmes faibles. Mais, en moi, cette voie est la plus probe, la plus pure, la plus franche, par ces temps de cauchemar. L’amour brûle en moi plus ardemment que jamais ; et je crois fermement que j’ai raison de me battre comme j’ai raison d’aimer, — que j’ai raison malgré tout !"

Vladimir Ossipovitch nous quitta le 7 août. Et il suivit la voie la plus probe, la plus pure, la plus franche, — jusqu’à sa dernière heure.

VIII

...Il me paraissait de ceux qui, au front, doivent être tués. Certains caractères contiennent toute une prédestination. Ce méditatif, cet intellectuel doux, dévoué, scrupuleux et, au fond, très peu pratique, ne pouvait pas être un heureux soldat. La chance est trop souvent en nous. Lichtenstadt, d’ailleurs, allait à la guerre avec la froide résolution de consentir à tout sacrifice. Il voyait dans l’épreuve des champs de bataille une sorte de rançon des responsabilités du révolutionnaire. "Puisque nous avons pris sur nous, disait-il, de tenter cette immense expérience humaine, puisque dans la lutte nous nous arrogeons parfois sur nos ennemis le droit de vie et de mort, nous devons être les premiers au danger." C’était logique, mais d’une logique supérieure, assez contraire à celle de l’instinct de conservation. Or, pour vaincre dans les tranchées, pour en revenir, il faut sans doute beaucoup plus d’égoïsme que de dévouement, beaucoup plus de volonté de tuer que de consentement au sacrifice.

Vladimir Ossipovitch Lichtenstadt fut commissaire de la 6e division, au front d’Estonie. Secteur tranquille. Les questions de propagande parmi les soldats l’intéressèrent : il eût voulu vivre entièrement avec eux ; ne le pouvant — car la Comité du Parti ne cédait pas à ses demandes — il s’attache au moins à conserver un contact étroit avec ses hommes. La vie militaire l’absorba tout à fait ; il se passionna pour les menus détails des opérations, de l’organisation, de la préparation technique. Les troupes étaient à peu prés suffisamment nourries, mais mal vêtues et lasses, car il n’y avait pas de relèves. René Marchand, qui, vers cette époque, alla visiter le front et visita Lichtenstadt à Yambourg, me dit, au retour, et son admiration et son anxiété. Le front — un front de tranchées rudimentaires — tenait magnifiquement. Les hommes semblaient comprendre le pourquoi de cette guerre interminable. Toute une génération de nouveaux soldats, "commandants rouges", communistes, militants des sections politiques, prodiguait chaque jour une intarissable vaillance... Mais... Mais les forces physiques étaient à bout. Serait-il matériellement possible de résister à une poussée de l’ennemi, dans cet état de surmenage, quand on avait toujours froid par ces jours tristes d’automne, quand on avait souvent faim ? Le doute inquiétait. Or, l’armée Ioudénitch, équipée à l’anglaise, nourrie de packed beef, armée de fusils automatiques, flanquée, en outre, de quelques régiments estoniens, fonça tout à coup sur les deux divisions rouges couvrant Petrograd. Ce fut une déroute. Les rouges se battirent du mieux qu’ils purent — ceux du moins que la panique n’avait pas terrassés dès la première minute — en reculant vers Petrograd.

Lichtenstadt, lui, se battit sans doute beaucoup. Il ne voulait pas reculer. Le flot l’emportait. Il tentait désespérément d’arrêter la débâcle. A la fin, il prit un fusil et ne songea probablement plus qu’à tenir le plus longtemps possible derrière chaque abri de fortune. Cela dura une quinzaine de jours. Puis il disparut.

Un militant anarchiste, membre du Conseil révolutionnaire de l’Armée, dirigeait alors la défense de Petrograd (William Chatov). Quand je l’interrogeai sur le sort de Lichtenstadt. il me répondit :

Mort, certainement. Car si même on l’avait fait prisonnier, on l’aurait tué aussitôt. Mais il y a des raisons de croire qu’il a péri en combattant... En pleine bataille, il m’avait écrit pour me demander de le relever de son poste de commissaire, certain, disait-il, d’être plus utile soldat parmi les soldats. Ce n’était pas l’heure de discuter. J’ai répondu : "Battez-vous à votre poste et nous verrons ensuite..." Il était très déprimé. Le spectacle d’une déroute ébranle même des hommes habitués à la guerre... Je me demande s’il ne s’est pas tout simplement fait sauter la cervelle dans quelque coin perdu de la forêt...

Nous n’avons rien su de plus des dernières angoisses de Lichtenstadt. Sa division décimée, en déroute, Petrograd a peu près pris, quelle navrance chavira le cœur du révolutionnaire ? Sa clairvoyante raison, à ce moment, dut lui montrer mieux qu’à tout autre l’étendue du désastre.

Et le 15 octobre 1919, non loin du village de Kipen, au sud-ouest de Gatchina, Vladimir Ossipovitch Lichtenstadt, un autre communiste dont le nom est resté inconnu, et deux ou trois soldats, faisaient face à l’ennemi, étaient cernés. Des paysans, qui le racontèrent plus tard, virent le "commissaire" épuiser ses cartouches. Peut-être se réserva-t-il la dernière balle !

IX

Dans la petite salle des fêtes de l’ex-hotel Régina, devenu la Maison des Soldats rouges, quatre hommes immobiles, en armes, veillaient autour de deux cercueils en bois blanc... Car on avait ramené de Kipen deux corps : l’un des deux devant être celui du "commissaire". L’un des deux, mais lequel ? Par cette nuit de décembre froide et noire, si noire que la neige n’était plus sous les pieds du passant qu’une vague grisaille, nous allâmes, quelques-uns de ses amis, reconnaître la dépouille de Lichtenstadt et lui adresser un dernier adieu...

...Il faisait très froid aussi dans cette salle froide et sombre. Et ces quatre soldats — des paysans de Pskov — revenant du front, seuls avec les morts dans le clair-obscur glacial étaient tragiquement simples. Aux murs se détachait, encadré de rubans rouges, un portrait de Lénine — grand front et dur visage barré de grandes ombres.

...On ouvrit les cercueils. Les deux morts étaient tels qu’on les avait relevés dans leur fosse de terre gelée. Tous deux portaient les mêmes capotes gris de terre. L’un, soldat sans doute et paysan, à en juger par sa forte main de travailleur, gisait dans le large cercueil comme il avait dû tomber, le bras droit ramassé sur le visage en ce geste instinctif, presque enfantin, de l’homme qu’on va frapper. Sans doute avait-il esquissé cette vaine défense sous les crosses brandies. Un coup terrible lui avait emporté la moitié du front, tout le haut du crâne... L’autre dormait plus calme, les bras en croix, sans blessure apparente. La terre avait déjà mordu sur ces chairs émaciées, momifiées, desséchées — où rien ne rappelait la vie. Mais les dents étaient soignées, les mains fines, les ongles allongés. A cela seul nous le reconnûmes...

Puis, un dimanche matin, ces cercueils se couvrirent de branches de sapin et de couronnes. Une femme en deuil, très grave et qui semblait très âgée — mais qui ne pleurait pas — vint là pour les funérailles de son fils. Quelques hommes, jeunes encore, bolcheviks, anarchistes et mencheviks devenus frères à Schlüsselbourg, se groupèrent autour d’elle, ne sachant comment dire leur ancienne affection à cette vaillante Marina Lvovna qui, pendant des années, les assista tous au bagne... Quelques soldats de sa division, quelques ouvriers de sa typographie, vinrent aussi. On plaça le cercueil sur l’affût d’un canon, et le cortège s’en alla par le Nevsky... Quelques centaines de soldats faisaient la haie... Funérailles militaires, funérailles révolutionnaires, comme il y en eut tant avant et depuis ! Car on meurt, on meurt — les meilleurs, les plus vaillants meurent... Elle coûte cher la révolution à ceux qui l’ont faite.

Il dort au Champ de Mars, parmi les Sacrifiés de la Révolution : victimes des journées de Mars, de Juillet, de Novembre 1917, Ouritsky, Volodarski, Nakhimson, et de plus récents dont j’ai suivi les dépouilles : Nikolaev, "général rouge", Semen Voskov, Solodoukhine, les huit communistes finlandais assassinés en août dernier. De massifs remparts de granit rosé encadrent la grande tombe fraternelle. Aucun signe ne marque l’endroit où repose Lichtenstadt. Mais, à quelques pas de là, j’ai lu cette inscription gravée dans le granit :

Ne sachant pas les noms
de tous les héros tombés pour la liberté,
L’Humanité
honore les inconnus qui ont versé leur sang.
En leur mémoire,
Cette pierre a été posée pour de longues années.

***

Combien sont morts déjà de ces ouvriers de la première heure qui ont préparé, voulu obstinément, lait enfin la révolution ? Tout le poids de trois années de résistance de la Russie rouge au vieux monde a reposé, en somme, sur leurs épaules. A chacune de ses victoires, de ses conquêtes, à chacun de ses revers, quelques-uns sont morts. Trop peu survivent. Dans le Parti Communiste, le nombre est infime des révolutionnaires d’avant la révolution. Et c’est là un sujet d’inquiétude pour

Cette génération a fait des choses que l’on n’oubliera plus. Elle y avait été préparée par ses origines, par ses luttes, par l’effort multiple et complète de l’élite entière d’un pays, concentré depuis plus de cinquante ans dans une direction unique. Pour produire ces révolutionnaires, il a fallu les recherches intellectuelles et morales de Dostoïevsky, de Tchernichevsky, de Tourgueniev, des Nihilistes, le terrorisme épique de la Narodnaia Volia, l’apostolat du mouvement de la jeunesse "vers le peuple" : car ils sont nés dans cette atmosphère. Ils ont grandi dans les dernières années du tsarisme sous un régime asiatique, universellement exécré, au milieu de la protestation continue de tout ce qui pensait. Dès l’enfance, ils ont vu les meilleurs se dévouer à la lutte sociale, vécu le cauchemar des fusillades, des exécutions, de la guerre et de l’insurrection, étudié, travaillé avec acharnement, armé de science leur révolte et leur idéalisme. L’action illégale les a ensuite formés. La prison, sur laquelle se dressaient toujours les ombres sinistres du gibet, a fini de durcir leurs volontés. Ces innombrables facteurs psychologiques et moraux, agissant tous dans le même sens, devaient créer une race unique au monde. Si je me suis attardé à parler si longuement d’un obscur héros parmi tant d’autres, c’est précisément qu’il me semble bien réaliser l’un des types représentatifs de la race révolutionnaire. Culture intellectuelle, esprit libre et curieux enclin au dilettantisme, puis austère, rigoureux, impitoyablement logique, absolu ; incapacité de séparer la pensée de l’action ; idéalisme puissant et raisonné, sentiment très haut du devoir envers les hommes, envers l’avenir envers soi-même ; aptitude au sacrifice, volonté irréductible, mépris du confort médiocre et du bonheur bourgeois... "Voici, dirait Nietzsche, la nouvelle noblesse."

Or, — et c’est le redoutable point d’interrogation qui se pose sur leurs tombes, — ces hommes s’en vont. La révolution les dévore. Qui les remplace ? Certes, les jeunes générations formées par la guerre, la famine, la terreur, les affres, en un mot, de ces années épiques et terribles, sont fortes. Mais, outre qu’elles sont décimées par les luttes présentes où se réalise, comme dans toutes les guerres, une lamentable sélection à rebours — les plus vaillants soldats étant ceux qui ont le plus de chances de se faire tuer — elles se forment trop hâtivement sans avoir le plus souvent ni la profonde culture intellectuelle, ni la longue, l’ineffaçable éducation du milieu illégal dans lequel les facultés de l’individu étaient si puissamment sollicitées. Tout l’avenir de la Révolution Communiste dépend cependant de la façon dont elle saura remplacer ces grands sacrifiés.