par ArchivesAutonomies
Les gens conditionnés sont en condition de conditionner à leur tour. A partir de cette constatation, il apparaît que le noyau familial des sociétés capitalistes contemporaines fonctionne comme un instrument de conditionnement idéologique. Cette analyse s’applique au premier monde dit "libre" comme au second monde dit "socialiste", comme au tiers monde dit "en voie de développement" qui s’acul ture en singeant les deux autres.
Le pouvoir réel est celui de la classe dominante : c’est un pouvoir impérial. Une partie de ce pouvoir est déléguée sous forme parcellaire à chaque cellule de base familiale ; ceci est un investissements hautement rentable, puisque chaque petite fraction de pouvoir se potentiallse par le succès de nouveaux dresages d’individus à la base et les diverses parcelles ainsi grossies se refondent et viennent renforcer le pouvoir impérial. Ainsi la boucle est bouclée, ce cercle vicieux est une machine infernale fonctionnant autour d’un pouvoir tentaculaire qui ne se centrifuge que pour mieux se concentrer ; mais le rendement n’est pas parfait : le moteur a des ratés qui sont justement les ratés, les excentrés, les marginaux.
La famille, jouant sur l’ambivalence "je t’aime et en même temps je te hais", assure un double rôle au niveau de l’individu : rôle d’assistance et aussi rôle de contrôle. Ainsi la famille réprime insidieusement toute généreuse spontanéité et par là- même efface le désir de l’individu. Sans spontanéité, le désir n’existe plus ; on tente de le restaurer et il devient l’envie, la convoitise, qui n’a rien à voir avec le désir de l’individu, mais tout à voir avec le désir de la société intériosée par l’individu. Rappelons l’ironie symbolique d’un antipsychiatre : "La famille heureuse prie et demeure ensemble jusqu’à la mort, libération sous forme de pierre tombale érigée à défaut de toute autre érection."
L’organisation familiale est reproduite dans les structures sociales de l’usine, du syndicat, de l’école, de l’université, des grandes firmes, de l’église, des partis politiques et de l’appareil d’Etat (armée, police, prisons, hôpitaux...). Il y a toujours des pères et des mères bons ou mauvais, aimés ou détestés, des frères et des sœurs plus grands ou plus petits, des grands-parents parfois défunts mais au pouvoir répressif toujours vivant. Ces références autoritaires ne sont pas des points de repère, puisque l’individu ne rencontre pas les autres ; il vit à côté d’eux, mais pas avec eux ; il les aperçoit, mais ne les perçoit pas. Ayant tué la famille, la société en a recréé une autre à son image : caricature grossière qui rend anonymes les gens qui travaillent et vivent ensemble dans n’importe quelle institution.
Toute notre énergie est utilisée à nous détruire pour mettre à la place un pantin conforme fait de petits lambeaux de la personnalité d’autrui, c’est l’aliénation : soumission passive à l’invasion des autres, et d’abord des familiers. Cette famille, nous la rejetons parfois dans nos rêves, dans nos fantasmes libérateurs ; nous rongeons nos racines pour nous en inventer d’autres : de plus belles, de plus puisantes, de pius aristocrates ; cela correspond à la recherche dissimulée et nostalgique de notre élan vital perdu.
La famille produit, à travers la socialisation Initiale de l’enfant, la normalité et les bases du conformisme : ainsi, élever un enfant, c’est détruire une personne. La famille a préparé les règles éducatives qui posent les tabous, proposent les identifications et imposent les choix ; ces règles éducatives sont héritées de ses ancêtres et ripolinées au goût du jour. Pourtant, tes parents biologiques ne sont pour l’enfant ni les modèles idéaux, ni les modèles légitimes ; et ils sont même l’exemple à ne pas suivre, ne serait-ce qu’en raison de l’imposture de la notion même d’exemplarité. La libération par rapport à la famille ne passe ni par l’obéissance béate, ni par la rupture agressive, ni par la séparation brutale géographique ; elle s’exprime spontanément après un résumé de tout le passé de la famille.
Une fois grand, l’individu, jugé maturé. va à son tour fonder une famille et transmettre les mêmes schémas, continuant la chaîne et assurant par là davantage la pérénité d’un système social que la survie de l’espèce. SI c’est ça, mûrir, moi je dis que mûrir c’est pourrir, et je choisis d’être immature. Je renonce à l’enfantement, je dénonce l’infanticide et, paradoxalement, c’est peut-être par là que passe la véritable sauvegarde de l’espèce. Car, paré de son masque social-famille, le pouvoir impérial, répressif et nataliste, multiplie les exemplaires d’individus vidés de leur substance, agglutinant des morts-vivants dans ses cités et accrochant des grappes de cadavres dans ses HLM.
Quand les enfants pourront-ils élever leurs parents ?
"Etre excentrique" peut signifier s’efforcer de se démarquer des autres en utilisant des apparences provocatrices, cela peut équivaloir à "être normal" si c’est être comme tout le monde éloigné du centre de soi-même. Être "centré sur soi- même" conduit à être excentré par rapport à la société, ou plutôt conduit la société à être excentrée par rapport à soi-même. Etre centré sur soi- même, être égocentrlste, c’est être soi-même ; il est bien évident que chaque individu est le centre de l’univers : il n’existe que par ce que lui perçoit et que par ce que lui exprime ; si l’Individu n’est pas le centre de l’univers, il est mort.
La famille est dominatrice, elle est maîtresse, mais sacro-sainte, elle possède également une dimension divine : la négation de la foi passe donc par la négation de la famille. Ma foi à moi, je ne peux y croire, puisqu’elle est mauvaise ; on vit bien sans foi, il n’y a que la fol qui ne sauve pas.
Ainsi cette famille, puissance incontestée et mystificatrice, fonctionnant comme premier instrument de conditionnement Idéologique, apparaît comme le carcan le plus efficace pour faire de nous ce mouton obéissant, conformiste et borné. La finition du travail sera accomplie grâce aux autres Institutions : école, université, armée, entreprise, etc. Certes, il y a du jeu dans le carcan : le gamin qui fume sa cigarette dans les cabinets, l’école buissonnière, les escapades avec les copains et copines, les premiers jeux sexuels, en un mot les diverses "bêtises", comme disent les parents, alors que ta bêtise, c’est justement l’inverse, c’est-à-dire la soumission servile. Ce jeu dans le carcan fonctionne comme une soupape et est dans une large mesure récupéré ; par exemple, les tonus imbéciles des carabins en salle de garde, parce qu’ils perpétuent la tradition, sont largement mieux supportés par les médecins-chefs-de-service-mandarins que les contestations étudiantes dans les hôpitaux.
La femme enceinte dit : "Je vais avoir un enfant", l’infanticide est déjà commis avant la naissance, le poupon arrive mort-né sur le plan de sa personnalité, son premier cri est peut-être en même temps son premier cri de douleur et d’indignation. A la mairie, le père dira : "J’ai eu un garçon, ou une fille" ; à l’administration, il dira "avoir deux enfants", il lui sera difficile de dire "être avec deux enfants", et pourtant c’est là que commence le drame, car "c’est par l’être que passe la rencontre, c’est par l’avoir que passe l’oppression et sa complice la dépendance" (Hélène). La famille, "saine de corps et d’esprit" est en réalité sans corps et simple d’esprit, elle véhicule la stupidité sociale.
Mère : que ton sourire à l’enfant ne soit pas une grimace ! Un romancier contemporain compare la jeunesse à i’eau d’une fontaine qui s’écoule régulière, chantante et harmonieuse. Les diverses institutions sociales sont comme autant de doigts d’une main placée à l’embouchure de la fontaine, créant ainsi divers filets d’eau : l’un principal, canalisé, qui correspond aux futurs honnêtes citoyens, et des jets plus petits qui éclaboussent dans tous les sens et qui correspondent aux déviants. Les partis politiques se disputent pour imposer leur manière de placer la main, trop peu nombreux sont ceux qui proposent de la remettre dans la poche.
Le poète dit : "Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles du désir de la Vie pour elle-même."
La famille se retrouve dans la tryptique aliénante fasciste : "Travail, Famille, Patrie".
Le travail te vole ton temps,
La famille te brise ton élan.
La Patrie te boit ton sang.
Daniel LADOVITCH.