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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le problème de l’État - Georges Bataille
La Critique sociale N° 9 - septembre 1933
Article mis en ligne le 5 mars 2024
dernière modification le 27 février 2024

par ArchivesAutonomies

En contradiction avec l’évolution du XIX° siècle, les tendances historiques actuelles paraissent dirigées dans le sens de la contrainte et de l’hégémonie de l’Etat. Sans préjuger de la valeur dernière d’une telle appréciation ― qui pourrait par la suite se révéler illusoire ― il est évident qu’elle domine maintenant, d’une façon accablante, l’intelligence confuse et les interprétations divergentes de la politique. Certaines coïncidences de résultats du fascisme et du bolchévisme ont créé les perspectives générales d’une conscience de l’histoire déconcertée ― d’une conscience qui, dans des conditions nouvelles se transforme peu à peu en ironie et s’habitue à considérer la mort.

Peu importe les médiocres aspirations du libéralisme actuel ― qui trouvent ici une issue tragique ― mais le mouvement ouvrier lui-même est lié à la guerre contre l’Etat. La conscience ouvrière s’est développée en fonction d’une dissolution de l’autorité traditionnelle. Le moindre espoir de la Révolution a été décrit comme dépérissement de l’Etat : mais ce sont au contraire les forces révolutionnaires que le inonde actuel voit dépérir et, en même temps, toute force vive a pris aujourd’hui la forme de l’Etat totalitaire. La conscience révolutionnaire qui s’éveille dans ce monde de la contrainte est ainsi amenée à se considérer elle-même historiquement comme non-sens : elle est devenue, pour employer les vieilles formules de Hegel, conscience déchirée et conscience malheureuse. Staline, l’ombre, le froid projetés par ce seul nom sur tout espoir révolutionnaire, telle est, associée à l’horreur des polices allemande et italienne, l’image d’une humanité où les cris de révolte sont devenus politiquement négligeables, où ces cris ne sont plus que déchirement et malheur.

Dans cette situation dont la misère se traduit dans chaque partie de l’activité, la réaction du communisme officiel a été d’une vulgarité indicible : un aveuglement jovial... De véritables perruches humaines ont accepté les pires entorses faites à des principes révolutionnaires fondamentaux comme l’expression même de l’authenticité prolétarienne. Au nom d’un optimisme abject, formellement contredit par les faits, elles ont commencé à salir ceux qui souffraient. Il ne s’agissait pas d’une persistance puérile à espérer ; aucun espoir réel n’était lié à des affirmations péremptoires, mais seulement une lâcheté inavouée, une incapacité de réaliser et de supporter une situation affreuse.

L’optimisme est peut-être la condition de toute action, mais sans parler du mensonge vulgaire qui en est souvent la source, l’optimisme peut devenir équivalent à la mort de la conscience révolutionnaire. Cette conscience (qui reflète un système donné de production avec les rapports sociaux qu’il implique) est par sa nature même conscience déchirée, conscience d’une existence inacceptable. Elle est en tout état de cause incompatible à la base avec les béatitudes d’un parti de mercenaires officiels. A plus forte raison, dans la période actuelle, se reporte-t-elle et se lie-t-elle nécessairement au caractère tragique des circonstances : elle est ramenée ainsi à la réalisation et à l’angoisse d’une situation désespérée comme à sa nécessité propre. L’optimisme qui s’oppose à cette attitude de réflexion achevée est la dérision et non la sauvegarde de la passion révolutionnaire.

Dans un tel mouvement de repli ― tel que d’ailleurs il se produit indépendamment des volontés ― les revendications profondes de la Révolution ne sont pas abandonnées : elles sont reprises au contraire à leur source, au contact étroit de ce que le mouvement historique déchire et rejette vers le malheur. Et si une conception renouvelée ne représente plus les revendications révolutionnaires, naïvement, comme un dû dont l’encaissement est impliqué, mais, douloureusement, comme une force périssable, cette force, s’inscrivant dans un chaos aveugle, perd le caractère mécanique qu’elle assumait dans une conception fataliste : de même que dans toute passion anxieuse, elle est libérée et grandie par la conscience de la mort possible.

Dans cette prise de conscience du danger qui s’approche de l’humanité entière disparaît la vieille conception géométrique de l’avenir. Le vieil avenir régulier et honnête cède la place à l’angoisse. Il y a deux siècles, le sort des sociétés futures a été décrit conformément à des rêves de légistes, avec le but immédiat de faire disparaître toute ombre des perspectives de l’existence bourgeoise : à ce moment toute image effrayante du désordre et de l’accablement possible a été chassée comme un spectre. C’est en partie à tort que le mouvement ouvrier a repris à son compte la naïve apocalypse bourgeoise : il a été presque insensé de charger la matière, la production matérielle, des promesses les plus touchantes, comme si, à partir d’un certain point, nécessairement, cette production ne devait plus ressembler en rien aux autres forces matérielles qui, de toutes parts, laissent indifféremment libres les possibilités de l’ordre et du désordre, de la souffrance et du plaisir. Il faudrait actuellement renoncer à toute compréhension pour ne pas voir que l’admirable confiance propre en même temps à Marx et à l’ensemble du socialisme a été justifiée affectivement et non scientifiquement : la possibilité (peut-être le devoir) d’une telle justification affective n’a d’ailleurs disparu qu’à une date récente.

Mais aujourd’hui, si l’affectivité révolutionnaire n’a plus d’autre issue que le malheur de la conscience, elle y revient comme à sa première maîtresse. Dans le malheur seulement, elle retrouve l’intensité douloureuse sans laquelle la résolution fondamentale de la Révolution, le ni Dieu ni maîtres des ouvriers révoltés perd sa brutalité radicale. Désorientés et désunis, les exploités doivent aujourd’hui se mesurer avec les dieux (les patries) et avec les maîtres les plus impératifs de tous ceux qui les ont jamais asservis. Et ils doivent en même temps se suspecter les uns les autres, de peur que ceux qui les entraînent à la lutte ne deviennent à leur tour leurs maîtres.

Or il est vraisemblable que beaucoup de conquêtes humaines ont dépendu d’une situation misérable ou désespérée. Le désespoir n’est même pratiquement que le comportement affectif dont la valeur dynamique est la plus grande. Il constitue ainsi le seul élément dynamique possible ― et nécessaire ― dans les circonstances actuelles, lorsque les données théoriques se trouvent mises en question. Il serait impossible en effet d’ébranler suffisamment un appareil théorique qui a le défaut d’être la foi commune ― et aveugle ― d’un trop grand nombre, sans recourir à la justification du désespoir, sans bénéficier d’un état d’esprit désorienté et anxieux. Dans ces conditions, les solutions prématurées, les regroupements hâtifs sur des formules à peine modifiées, et même la simple croyance à la possibilité de tels regroupements sont autant d’obstacles, il est vrai négligeables, à la survie désespérée du mouvement révolutionnaire. L’avenir ne repose pas sur les efforts minuscules de quelques rassembleurs d’un optimisme incorrigible : il dépend tout entier de la désorientation générale.

Il n’est même pas certain que le travail théorique actuel puisse dépasser sensiblement une désorientation profonde, devenue un fait dominant depuis l’effondrement du mouvement ouvrier en Allemagne. S’il est possible, en effet, d’accéder à des causes qui rendent compte de l’inefficacité, tout au moins provisoire, de l’activité révolutionnaire, la possibilité de supprimer ou de modifier ces causes n’est pas donnée ; en conséquence le travail qui révèle une telle situation apparaît en premier lieu comme vanité accomplie.

Toutefois il est évident que le temps, c’est-à-dire la nécessité du mouvement historique, demeure capable de réaliser des changements qui ne peuvent pas dépendre directement de l’action d’un parti. Et vivant dans l’attente d’un tel changement, il reste encore nécessaire de ne pas succomber à des forces destructrices qui, aujourd’hui, ont contre le mouvement ouvrier l’initiative de l’attaque. Or le temps est peut-être venu où ceux qui, de toutes parts, parlent de "lutte contre le fascisme" devraient commencer à comprendre que les conceptions qui, dans leur esprit, accompagnent cette formule ne sont pas moins puériles que celles des sorciers luttant contre les orages.

Et comme, d’autre part, des événements imprévisibles et précipités peuvent ― même dans un temps relativement proche ― lever les obstacles qui s’opposent aujourd’hui au succès de l’activité révolutionnaire, seule la "violence du désespoir" est assez grande pour fixer l’attention ― comme il est nécessaire de le faire dès maintenant ― sur le problème fondamental de l’Etat. En face d’un tel problème, il existe dans les milieux révolutionnaires une mauvaise volonté déconcertante, un aveuglement maladif. Contre toute vraisemblance, il semble encore à de nombreux communistes que le livre de Lénine continue à répondre à toute difficulté possible, ce qui prouve suffisamment la mauvaise conscience d’agités aveugles qui pensent, au fond d’eux-mêmes, que le problème est insoluble, qu’en conséquence il est nécessaire de le nier. Décréter, comme ils le font, qu’après Lénine, la simple position du problème relève de l’anarchisme petit bourgeois ne fait que révéler davantage cette mauvaise conscience (il n’existe pas humainement de mépris assez tranché pour répondre à l’emploi de cette vieille argutie, dérisoire insulte à toute bonne foi, insulte au refus de s’aveugler). Le problème de l’Etat se pose en effet avec une brutalité sans nom, avec la brutalité de la police, comme une sorte de défi à tout espoir. Pas plus que d’en nier l’existence, il ne peut être question de se retrancher sur des principes purs (comme l’ont fait naïvement les anarchistes). Les difficultés sociales ne sont pas résolues avec des principes mais avec des forces. Que des forces sociales puissent se composer et s’organiser en contradiction avec la souveraineté de l’Etat socialiste dictatorial, il est évident que seule une expérience historique pourrait en donner la certitude. Mais il n’est pas moins évident qu’un tel Etat, disposant des moyens de subsistance de chaque participant, dispose par là d’une puissance de contrainte qui doit trouver sa limitation du dedans ou du dehors : or toute limitation extérieure est inconcevable si aucune existence sociale, aucune force indépendante de l’Etat n’est possible.

Des institutions démocratiques ― réalisables, et d’ailleurs exigibles, à l’intérieur d’un parti prolétarien ― peuvent donner par contre une limitation interne. Mais le principe de la démocratie, discrédité par la politique libérale, ne peut donc redevenir une force vive qu’en fonction de l’angoisse provoquée dans les classes ouvrières par la naissance des trois Etats tout-puissants. A la condition que cette angoisse se compose comme une force autonome, basée sur la haine de l’autorité d’Etat.

C’est dans ce sens qu’il est nécessaire de dire actuellement en face de trois sociétés serviles ― qu’aucun avenir humain méritant ce nom ne peut être attendu sinon d’une angoisse libératrice des prolétaires.