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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Contribution à l’histoire du Groupe de la Gauche communiste (1931-1933)
Article mis en ligne le 2 avril 2024
dernière modification le 1er décembre 2024

par ArchivesAutonomies

Avant d’aborder les raisons directes de la naissance de ce groupe en 1931, il convient de revenir à 1929.

Le contexte international

En URSS, le premier plan quinquennal est lancé en 1929, signifiant le développement accéléré de l’industrie lourde au détriment des produits de consommation et de première nécessité exportés massivement pour financer l’achat de machines et autres produits manufacturés à l’étranger nécessaires pour réaliser le plan. C’est une période brutale pour le prolétariat : baisse du niveau de vie, apparition du livret de travail, du passeport intérieur, interdiction de quitter son travail, collectivisation forcée, déportation de "koulaks" en masse.

L’Etat russe, ayant à sa botte l’Internationale communiste va la pousser à opérer un tournant qualifié "d’ultra-gauche". En 1928, lors de son 6ème Congrès tenu en juillet, l’IC proclame l’avénement de la "troisième période" comme période de luttes révolutionnaires directes, succédant à la première de la guerre impérialiste, puis la deuxième où existait une stabilité relative dans les années 1920. Cette troisième période se distinguerait par la volonté des Etats impérialistes de déclarer la guerre à l’URSS : "La politique de la 3ème période n’est au fond qu’une mobilisation générale du prolétariat révolutionnaire autour du mot d’ordre central de la défense de l’URSS" [1]. C’est ainsi que des manifestations seront organisées au niveau mondial, par exemple, le 1er août 1930. Ce tournant à gauche se fait avec l’idée que la révolution est pour demain, dans une atmosphère d’optimisme révolutionnaire à tout crin, où les masses seraient radicalisées et prêtes à tout pour vaincre. Dans ce mouvement de radicalité verbale, tous les partis sont des ennemis, en particulier la social-démocratie qui est qualifiée de social-fasciste, pas question donc de s’unir dans un front unique. Chaque grève est montée en épingle... mais à chaque fois ce sont des défaites retentissantes. Les effectifs du PC en France fondent, ainsi que ceux de la CGTU complètement inféodée au PC.

Toujours en 1929, la question du chemin de fer de l’Est chinois se pose. Le gouvernement de Tchang Kaï-chek voulant reprendre possession de la ligne de chemin de fer de l’Est chinois qui avait été donné en concession à la Russie tsariste. Cette ligne est d’une grande importance stratégique pour la Russie car elle relie Vladivostok, tout à l’est, au reste de la Russie. Il y a des affrontements militaires. Trotsky — ainsi que des oppositionnels — appelle à défendre la Russie soviétique en cas de guerre, en toute logique avec la théorie qui dit que l’Etat soviétique reste un Etat prolétarien malgré son processus de "dégénérescence thermidorienne". D’autres oppositionnels comme le groupe Overstraeten-Hennaut en Belgique, les groupes-revues Contre le Courant, La Révolution prolétarienne considèrent que la Russie soviétique mène une politique coloniale et préconisent de remettre le chemin de fer au gouvernement chinois au lieu de lui faire la guerre. C’est une des premières ruptures importantes au sein de l’opposition internationale, elle va entraîner des discussions sur la nature de l’URSS qui sera qualifiée de capitalisme d’Etat par certains groupes les années suivantes.

Les oppositionnels s’organisent

1929, c’est aussi l’année où Trotsky est expulsé de Russie. Il va s’installer en Turquie, sur l’île de Prinkipo pendant 4 ans. Ainsi des militants oppositionnels vont pouvoir lui rendre visite et, pour certains, seront à leur retour autant de porte-paroles des perspectives politiques tracées par Trotsky. Cette situation géographique va permettre une correspondance plus fournie et libre d’entraves.

Au sein de tous les PC en voie de bolchevisation depuis 1924-25, toute discussion devient impossible, la ligne est imposée du haut vers le bas sans contestation possible. Toute voie discordante est vitupérée comme "trotskyste" et les opposants se retrouvent exclus, calomniés, mis au ban et retrouvent isolés, dans l’incapacité d’agir réellement.

Pendant l’année 1928 suite à des vagues d’expulsion de militants de l’IC apparaissent dans différents pays des groupes d’opposition se réclamant d’une résistance à la politique stalinienne. L’Opposition russe ayant été décapitée, celle des pays européens et américains prend la relève : en Allemagne (le Leninbund) ; en Belgique (autour de Van Overstraeten-Hennaut exclus en mars 1928) ; aux États-Unis (la Communist league of América), en Espagne, etc. Dès décembre 1928 le Leninbund veut organiser une rencontre qui va se tenir à Aix-la-Chapelle le 17 février 1929. Elle est présentée comme une "Conférence de défense des bolcheviks bannis" où se retrouvent : l’Opposition belge, le groupe-revue Contre le Courant, et l’organisation syndicaliste hollandaise de Sneevliet. Elle aboutit à la création du "Secours Trotsky" destiné à financer les efforts pour trouver un asile à Trotsky en Occident [2].

En France, jusqu’en 1929, il n’y a pas de groupe oppositionnel de gauche en mesure d’attirer à lui des oppositionnels éparpillés dans différents groupes dont leur publication est l’élément central, comme : La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte ; le Bulletin communiste du Cercle Marx-Lénine de Boris Souvarine ; l’Unité léniniste puis le Redressement communiste d’Albert Treint ; Contre le Courant ; La Lutte de classe ; des groupes autonomes de Limoges et Lyon ; le groupe oppositionnel du 15ème rayon [3]... Tous ces groupes discutent, échangent, polémiquent. Ce qui l’emporte c’est une certaine stérilité. Pour reprendre l’expression d’Yvan Craipeau, il n’y a pas une véritable opposition, mais "une poussière de petits groupes" [4]. Cet archipel de groupuscules épouse les clivages politiques qui ont animé depuis sa création la Troisième Internationale.

Trotsky pousse à la roue pour sortir de cette ornière et, en relation avec des militants décidés, un regroupement d’oppositionnels publie le 15 août le premier numéro de La Vérité qui se présente comme organe de l’opposition communiste. Ce journal a l’ambition d’être un journal d’action et de réunir tous les oppositionnels prêts à agir dans ce sens. Alfred Rosmer ayant des liens très forts avec Trotsky depuis 1915, sera l’architecte de l’Opposition de gauche internationale naissante. Outre ses rencontres avec Trotsky, il va se déplacer en Autriche, en Allemagne puis en Belgique pour convaincre et rassembler les militants dispersés. La Vérité va devenir rapidement le centre international de l’opposition de gauche. En France sa présence permet la constitution de groupes de militants émigrés : "groupe hongrois" (une dizaine) en novembre 1929, "groupe juif" (une vingtaine) en décembre 1929 qui publie en avril 1930 le premier numéro du Klorkejt (Clarté), rédigé en langue yiddish ; "groupe italien" qui va constituer la Nouvelle opposition italienne en mai 1930.

Avec le numéro 33 du 25 avril 1930, La Vérité devient l’organe de la Ligue communiste (opposition) récemment constituée en avril 1930. Elle est l’organisation qui manquait jusque là et permet d’en définir plus précisément les contours en adoptant une série de statuts. Elle s’affirme comme opposition au PCF et à l’IC, son objectif est leur redressement. La première année les statuts stipulent bien que seuls les militants pouvant adhérer sont soit des membres du PCF, soit des exclus. La deuxième année, ce n’est plus aussi strict - d’autant que tous les militants suspects de déviation trotskystes sont exclus - sont admis les militants faisant partie d’un syndicat ouvrier. Ce que revendique la Ligue c’est la possibilité d’exister comme fraction au sein du PCF et d’instituer en son sein un régime démocratique véritable. Ce qui n’est évidemment pas possible suite à la politique de bolchevisation mise en place en 1925 dans tous les partis communistes et dont le but est d’empêcher la discussion afin que l’appareil ait la main sur les cellules.

Cette Ligue regroupe une centaine de militants dont une grande majorité à Paris. Il y a une forte proportion d’intellectuels, d’anciens responsables du PC coupés de leur base et peu d’ouvriers, la plupart d’ailleurs dans le Nord, Lyon, Tours, Marseille. Malgré elle, la Ligue ressemble plus à une secte repliée sur elle-même que ce qu’elle désire être : un groupe ouvert, agissant comme un poisson dans l’eau ouvrière. Cet isolement renforce les disputes entre des individus et pousse les égos à s’affirmer, des clans se forment au gré des circonstances,. Ces disputes ne pouvant pas être tranchées par l’expérience réelle, cela ne fait qu’exacerber les antipathies personnelles, qui pourraient être dépassées ou qui passent au second plan dans des périodes de lutte intense. Or dans ces années-là ce qui domine c’est l’apathie et les grèves importantes déclenchées dans le Nord en 1930, en 1931 — textile et mines — sont battues à plate-couture, aucune revendication n’est satisfaite. Ce qui domine aussi c’est un déboussolement quant à l’attitude vis-à-vis de la Russie soviétique : Etat ouvrier, Etat ouvrier dégénéré, Etat capitaliste, faut-il la défendre militairement en cas d’attaque impérialiste ? Déboussolement aussi sur la question du Parti : faut-il tenter de le redresser ou créer un second Parti ? Autant de questions qui font l’objet de discussions âpres et sont sources de dissensions, séparations, scissions, arrêts de la militance.

Une autre question qui occupe les militants regroupés autour de la Vérité est celle du rapport entre le Parti et le syndicat qui va faire l’objet de désaccords de plus en plus accentués. En France il y a deux centrales syndicales issues de la scission de la CGT en 1921 : une CGT réformiste qui fait tout pour éviter tout conflit social et collabore avec la bourgeoisie ; et la CGTU, qui inféodée au PCF, fait de la surenchère dans les luttes revendicatives, menant la classe ouvrière à subir défaite sur défaite tout en voyant ses effectifs fondre. En réaction à cette hémorragie et en l’absence de discussions au sein de la CGTU, s’organise une Opposition unitaire (OU) lancée par la Fédération unitaire de l’Enseignement, qui publie un Manifeste signé Maurice Dommanget et Pierre Gourget le 1er mai 1930. Cette OU va se développer et trouver une base ouvrière. Les militants de la Ligue ne sont pas d’accord entre eux sur la tactique à adopter avec l’OU. Certains avancent le point de vue d’une tendance syndicale large dont le Manifeste est le socle tandis que d’autres avancent la perspective d’une opposition syndicale dont le programme est celui de la Ligue. Cette position dernière n’est pas sans rappeler la politique du PCF qui considère la CGTU comme son pendant syndical.

Les discussions sur cette question se déroulent tout au long de la moitié de l’année 1930 alors que Trotsky prend position contre ceux qui défendent l’OU et prend partie pour la fraction Frank-Molinier qui "s’est emparée par des méthodes sud-américaines de la direction de la Ligue" [5], ce qui pousse Alfred Rosmer à la quitter à la fin de l’année 1930. Il relate cette sortie ainsi : "Dès que les symptômes de stalinisme se sont manifestés à l’intérieur de la Ligue communiste, menaçant de faire de la Ligue une minuscule caricature du Parti, je me suis retiré et suis resté volontairement silencieux. Mais au lieu d’extirper le mal naissant on le laissa se développer successivement d’autres camarades quittèrent la Ligue, notamment ceux qui ont formé par la suite la Gauche communiste. Il est particulièrement triste pour nous de penser que c’est au moment où la Ligue communiste acquérait une sérieuse base ouvrière et se développait après avoir surmonté les difficultés du début causées par la création en même temps qu’elle du Comité pour l’indépendance du syndicalisme — ce produit certain de votre intelligente politique de la troisième période — que l’intervention du camarade Trotsky est venue tout compromettre." [6]

Ainsi, à peine née, la Ligue est gangrenée par la lutte des clans et une petite bureaucratie prend le pouvoir. La divergence sur la question syndicale, le refus de voir la Ligue se "perdre dans l’atmosphère étouffante et stérile des cénacles littéraires à prétention politique" [7], le désaccord sur l’attitude de la Commission exécutive lors de la grève des mineurs, engendrent la démission de militants. Claude Naville, Pierre Gourget, Michel Collinet, Aimé Patri, Vacher signent une lettre datée du 12 avril 1931 [8] , puis fondent le groupe la Gauche communiste qui va publier en avril Le Bulletin de la Gauche communiste. D’autres militants qui font partie du groupe des "étudiants" autour de Jean Prader [9] quittent la Ligue au même moment ou un peu après selon les sources.

Groupe la Gauche communiste — Aspect technique. Militants

4 bulletins sont imprimés d’avril 1931 à juin 1931 intitulés Bulletin de la Gauche communiste, le gérant est Claude Naville. Puis il y aura 13 bulletins de novembre 1931 à mars-avril 1933 intitulés Le Communiste, ronéotés jusqu’au n° 6 avec comme mention "Publié par le groupe de la Gauche communiste" puis imprimés à partir du n° 7 comme "Bulletin mensuel de la Gauche communiste", le gérant étant Paul le Pape. Puis 2 autres bulletins sont encore imprimés d’août à septembre 1933 intitulés Le Communiste comme "Bulletin mensuel de la Fraction communiste de gauche", le gérant étant toujours Paul le Pape.

Les noms des militants de la Gauche communiste sont (le pseudonyme est entre crochets) : Michel Collinet [Paul Sizoff], Claude Naville, David Barozine [Pierre Gourget], Aimé Patri [André Ariat], Serge Dorne [Juin], Marie-Louise Haubert, Simone Kahn, Albert Sagette, Madrange, Paul Le Pape [Daniel Lévine], Vacher, Jeanne Haulot, René Pairault, Yves Allégret, Kurt Landau [Wolf Bertram], G. Delfin ; Roger Gran, Suzanne Lenoir, Antoine Touraud, Jacques Archer.

Nous pouvons retrouver certaines biographies [10] des membres constituant le noyau du groupe et qui sont les principaux rédacteurs des articles du journal et d’autres textes, tels M. Collinet, P. le Pape, C. Naville, D. Barozine, A. Patri. Quant à la plupart des autres, ils sont restés anonymes, on ne peut savoir qui ils étaient ni ce qu’ils sont devenus, comme c’est souvent le cas pour des militants qui écrivent très peu ou pas du tout. Marguerite Rosmer affirme que le groupe n’a pas plus de 4 ou 5 membres [11]. Sans vouloir remettre en doute le témoignage de l’intègre M. Rosmer, il nous semble qu’il ne faut pas s’en tenir aux seuls noms les plus connus, certainement les plus engagés, mais qu’y participaient aussi d’autres militants plus effacés. Ainsi lors des réunions de la Conférence pour l’unification des groupes oppositionnels tenues d’avril à juin 1933, ce n’est pas moins de 16 noms qui apparaissent dans divers documents [12].

Il faut rappeler que ces groupes agissent dans un contexte très difficile : les exclusions du PCF sont accompagnées de calomnies, de menaces physiques, de la mise en quarantaine sur les lieux de travail, d’exclusion du syndicat et donc du monde ouvrier qui voit l’exclu comme un traître... Les militants se retrouvent isolés avec le sentiment d’avoir le monde entier contre eux, pourtant ils continuent à se battre à contre-courant, à un moment où les perspectives révolutionnaires s’éloignent et que la nature du bastion de la révolution fait l’objet d’âpres débats. Les années 30 sont synonymes de chômage suite à la crise économique engendrée par le krach de Wall Street d’octobre 1929, de menace de guerre, de montée en puissance du fascisme, d’organisations ouvrières syndicales et politiques qui brisent, divisent les luttes et les mènent dans des impasses. Ces groupes ont des effectifs très réduits : la Ligue, une centaine de militants au début, 25-35 fin 1933 ; la Gauche communiste une quinzaine ; le groupe des "étudiants", une dizaine ; le groupe du 15è Rayon, une quinzaine... Il est clair que dans une telle situation il faut faire preuve d’une grande maturité pour éviter de laisser libre cours à tous les égos, les antipathies personnelles, l’apparition de clans, les discussions théoriques absconses entre intellectuels. Nous avions écrit à propos de la vie de la Ligue communiste internationaliste de Belgique ceci :

"[il faut être] un militant responsable pour que les discussions soient menées en poussant à la clarification sur base d’un travail en profondeur et non pas en se laissant emporter par le besoin d’être plus fort numériquement". A propos des divergences qui se sont manifestées sur la question électorale, Adhémar Hennaut en appelle à une discussion approfondie : "l’énoncé même de ce travail indique qu’il ne peut être accompli en un tournemain. Il faut y procéder avec tout le sérieux que ce travail exige, donc sans précipitation. C’est dire que quelque soit l’ardeur que nous y mettions il s’écoulera un laps de temps assez long entre le moment où nous entamerons cette tâche et l’instant où des résultats suffisamment stables étant acquis on pourra sérier et prendre les décisions définitives auxquelles on devra en venir".

Au sein de la Ligue communiste, les choses ne se sont pas passées ainsi. Il est indéniable que la présence de militants comme R. Molinier, P. Frank ont joué le rôle de petite clique voulant à tout prix s’imposer comme direction, quitte à user de moyens peu recommandables. A. Rosmer, que nous citons, car il est reconnu comme étant la droiture même, écrit : "Les camarades qui travaillent dans la Ligue sont obligés de constater que le régime intérieur est complètement pourri et qu’il est pourri par Molinier. Quand on a fait cette découverte, on écrit à Trotsky qui répond invariablement que M. est un excellent communiste et qu’il faut travailler avec lui — sinon on est un petit-bourgeois qui a peur de l’action" [13].

Cela dans une ambiance où la Ligue se donne une importance qu’elle ne peut avoir, prétendant jouer un rôle d’avant-garde alors que son influence est insignifiante. Dans une lettre adressée à A. Hennaut, Jean Prader écrit à propos de Trotsky : "il parle de formuler un programme (et qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit bien de l’attirail complet des mots d’ordre qu’on trouve d’ordinaire chez les grandes organisations disposant d’une influence effective sur les masses)" [14]. Ce qui se joue dans la Ligue, c’est la course au pouvoir, le sentiment "enivrant" de diriger, persuadé d’être la seule avant-garde. Puis étant adoubé par Trotsky, ce qui fut le cas pour le tandem Molinier-Frank, il est plus facile de s’imposer et d’évincer les adversaires.

A l’inverse il nous semble bien que le groupe de la Gauche communiste ne s’est pas gonflé d’importance sur son rôle et que ses militants ont évité de sombrer dans des querelles destructrices. A. Rosmer, la Gauche communiste dénoncent régulièrement le "bluff", les grandes déclarations de la Ligue et sa volonté d’aller vite qui se traduit par une agitation fébrile et superficielle. De la lecture du Bulletin, puis du Communiste se dégage au contraire une certaine pondération. Ces militants agissent plus modestement ayant certainement compris qu’il faut du temps pour que les idées et les esprits mûrissent à une époque où la confusion règne. S’ajoute à cet aspect une critique double qui se combine :

— l’aspect moral. "Trotsky, comme tous les révolutionnaires russes, n’attache que peu d’importance au phénomène moral, ’à l’opposé de nous et surtout de moi qui pense que la faillite actuelle de la Russie provient en partie de cela’. " [15].
— l’aspect politique. La campagne de bolchevisation des Partis communistes depuis 1924 s’est traduite par la montée en force des intrigues, des manœuvres, des méthodes brutales, d’absence de morale pour imposer, sans réelle discussion et temps pour digérer, les nouvelles stratégies et autres directives.

Pourtant, sur le fond et à des rares exceptions [16], il y a accord sur les points suivants qui sont le credo de tous les oppositionnels de l’époque dont la figure centrale est Trotsky :

— Reconnaissance de la validité des 4 premiers Congrès de l’IC, de ses bases principielles comme le parlementarisme révolutionnaire, la nécessité d’agir au sein des syndicats... et surtout le rôle dirigeant du Parti communiste pour le triomphe de la révolution, considéré comme la fraction "la plus avancée, la plus consciente, la plus éclairée" ;
— Rejet de la théorie du socialisme en un seul pays ;
— Défense de l’internationalisme contre toute vision nationale au nom de soi-disant particularités ;
— Lutte contre la bureaucratie stalinienne qui mène la révolution russe à sa perte. Cette lutte doit mener à la régénération du Parti bolchevik, des soviets et des syndicats ;
— En cas d’attaque militaire de l’impérialisme mondial contre l’URSS, sa défense est inconditionnelle. Il s’agit là de défendre les acquis de la révolution d’octobre : socialisation des moyens de production, nationalisation de la terre, monopole du commerce extérieur ;
— Lutte pour le redressement de l’IC qui mène une politique "centriste". Le centrisme [17] est une combinaison d’une stratégie opportuniste et d’une tactique ultra-gauche. Il faut donc travailler au sein de l’IC pour le liquider ;
— En toute logique avec ce qui précède, la perspective de la création d’un second parti est combattue ;
— Lutte pour l’unité des oppositionnels au sein d’une opposition de gauche internationale ;
— Lutte pour la politique de Front unique syndical et politique, au sommet comme à la base.

En 1931 la création de la Gauche communiste comme groupe autonome n’est pas comprise comme définitive malgré de fortes critiques qui reposent essentiellement sur le régime intérieur malsain de la Ligue. Ainsi après avoir publié 4 bulletins, le groupe suspend la publication pour participer au Conseil national de la Ligue des 2-4 octobre 1931, dans le but de la réintégrer. Il suppose qu’un autre fonctionnement interne, sain soit possible et qu’il y ait de véritables débats. C’est un échec, le groupe, considérant que "tant qu’elle [la Ligue] ne sera pas débarrassée de la clique qui la dirige depuis 10 mois" [18] il n’est pas possible d’entreprendre "un travail sérieux". Le groupe va donc assumer son existence propre en reprenant sa publication intitulée désormais Le Communiste à partir de novembre 1931. Son objectif premier est annoncé dans l’éditorial du n°1 : "le rassemblement des camarades pour la constitution de solides groupes oppositionnels". Il va s’y employer tout au long de l’année 1932 et surtout en 1933 lorsque la perspective d’une Conférence regroupant différents groupes oppositionnels va se matérialiser.

L’opposition de gauche internationale. Liens avec d’autres groupes oppositionnels

Comme tous les groupes oppositionnels, le groupe de la Gauche communiste est attaché au caractère international de la révolution prolétarienne. Il est donc naturel pour elle de participer à la vie de l’Opposition de gauche internationale.

Celle-ci se matérialise laborieusement au cours de l’année 1930 lors de la conférence du 6 avril, tenue à Paris, où se retrouvent les oppositions belge, allemande, espagnole, tchèque, hongroise, italienne, américaine... Cela ne débouche pas sur une organisation solide car le Bureau international qui en est issu ne va pas fonctionner sérieusement. Il existe aussi un secrétariat international avec P. Naville, Fuzo et Mill-Obin, ce dernier est démasqué rapidement comme agent stalinien. La réalité est que le véritable centre international du mouvement, c’est Trotsky, qui décide, tranche, distribue les anathèmes et exclut. La Gauche communiste applique la même critique que celle qu’elle fait à la Ligue, au secrétariat international où l’on assiste à "l’épanouissement des pires procédés staliniens" [19]. Pour la France l’imposition de la nouvelle direction (Frank-Molinier), est investie sans discussion et coiffée de l’autorité de Trotsky : "C’est le secrétariat international qui a prétendu résoudre administrativement en France la discussion sur la question syndicale, sans attendre les décisions de la conférence nationale, en constituant une direction fractionnelle de minorité contre l’ensemble de la Ligue et qui a ainsi acculé la Ligue à la scission" [20].

On en arrive à une situation de crise grave pour cette opposition internationale dans les années 1931-32. On constate qu’il existe dans chaque pays, plusieurs groupes qui se revendiquent de l’Opposition de gauche : Le Secrétariat international qui a l’ambition de représenter à lui tout seul toute l’Opposition. D’autres groupes refusent de rentrer dans cette Opposition car elle risque de devenir "une caricature microscopique de l’Internationale dégénérée", à moins d’établir un "régime démocratique véritable" [21]. Mais pour l’instant il n’est pas question d’y rentrer pour faire changer ce type de régime, c’est pourquoi la Gauche communiste, avec d’autres groupes oppositionnels comme l’opposition du PC grec qui édite Spartakos, la Ligue des communistes internationalistes en Belgique, la gauche oppositionnelle en Autriche, en Hongrie mettent sur pied un Bureau de travail international dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il n’a pas l’intention de diriger, mais plutôt de faire circuler les informations [22] . Dans une série d’articles, des n° 8 à 10 du Communiste (octobre à décembre 1932), la Gauche communiste brosse un état des lieux des groupes oppositionnels présents dans différents pays.

Grâce aux archives du CarCob de Bruxelles et les archives de Gaston Davoust [23] nous savons que des correspondances vont se mettre en place entre les différents groupes, dont certaines inédites, fragments de relations internationales maintenues coûte que coûte. C. Naville écrit dans une lettre adressée à A. Hennaut en date du 16 mai 1932 que le groupe de la Gauche communiste participe "au ’Bureau international de travail’ formé par la Gauche allemande, la Gauche autrichienne, le Groupe hongrois de Vienne". Dans les archives du CarCob, nous avons trouvé un bulletin publié fin mai 1933 appelé "Service d’informations communistes internationales", dont le rédacteur est P. le Pape dans lequel il y a plusieurs articles de W. Bertram "La lutte de la Gauche allemande sous la dictature fasciste", de P. Sizoff "L’économie mondiale dans le chaos", de X. "Encore une fois la question d’un nouveau Zimmerwald" [24] puis un projet de Thèses de la Gauche communiste allemande.

Correspondance Ligue des communistes internationalistes (LCI) de Belgique — Gauche communiste (GC) [25]

Dès 1932 se met en place une correspondance entre le groupe de la Gauche communiste et la Ligue des communistes internationalistes de Belgique. A partir des fragments qui nous sont parvenus à ce jour, nous pouvons dire qu’il existe une grande proximité entre ces 2 groupes qui va se concrétiser par la publication de 3 articles de A. Hennaut dans Le Communiste  [26] et un article de M. Collinet dans le Bulletin de la LCI  [27] et d’autre part par une correspondance dont une lettre de Claude Naville à A. Hennaut, secrétaire de la LCI du 3 mars 1932, que nous supposons être la première d’une série, car elle fait suite à la publication par la LCI de leur "Projet de déclaration de principes" qui date de fin février 1932. La question est de savoir s’il faut s’orienter vers un travail indépendant donnant "naissance à des noyaux de communistes" et en même temps agir comme fraction du PC ou non car la LCI affirme dans son Projet que "Les communistes internationalistes estiment que la tâche de tout révolutionnaire doit être de se grouper dans des organisations luttant d’une manière complètement indépendante des partis communistes officiels pour le triomphe du communisme". La discussion reste fraternelle, car les uns comme les autres n’en font pas une question de principe, mais de tactique qui sait tenir compte de la situation du PC qui n’est pas la même selon les pays. Le groupe de la Gauche communiste écrit en mai 1932 le texte "Résolution sur les rapports de la Gauche communiste internationale et de l’IC" afin de mettre au net leur position.

Dans deux lettres, l’une de P. le Pape du 7 novembre 1932, l’autre de M. Collinet du 10 novembre 1932, adressées à A. Hennaut, nous apprenons que C. Naville part dans un sanatorium en Savoie et doit "abandonner tout travail pendant une année au moins". Du coup c’est M. Collinet qui est désigné pour assurer la liaison internationale. Ces lettres montrent que les rapports entre les deux groupes sont étroits, d’un côté M. Collinet compte sur la collaboration régulière d’A. Hennaut pour écrire dans Le Communiste, de l’autre P. le Pape apprenant que la LCI a le désir d’écrire une brochure relative au mouvement de grève en Belgique, demande "quelle somme d’argent il faudrait pour éditer un travail si intéressant et d’une valeur internationale" afin de savoir "de combien nous devrions vous aider".

Correspondance Opposition de gauche de la Banlieue Ouest-GC

D’après une lettre de Daniel Lévine du 1er décembre 1932 adressée à Gaston Davoust, secrétaire du groupe de l’opposition de gauche de la Banlieue-ouest, après son exclusion du PCF en août 1932 [28], il semble bien que les rapports entre ces 2 groupes commencent à ce moment-là. La GC prend connaissance du Bulletin de l’opposition de gauche de la Banlieue-ouest, certainement le numéro 3 du 15 novembre 1932 [29]. D. Lévine écrit : "ne crois-tu pas camarade qu’il serait important que des échanges de vues existent entre nos deux groupes ; que des discussions s’engagent sur tel ou tel problème brûlant, sur telle ou telle tactique du mouvement communiste et en particulier de l’opposition de gauche ? Les groupes de l’opposition de gauche ont intérêt à ne pas s’ignorer car leur action est commune. Des rencontres entre nos deux groupes peuvent apporter des résultats tangibles pour l’opposition de gauche." Une fois de plus la GC met en avant sa préoccupation en pressant l’opposition de gauche du 15ème rayon pour poser "les tâches d’un regroupement ultérieur des forces oppositionnelles" puisque "la Ligue communiste ne fait pas son travail de clarification politique, son régime intérieur lui empêche d’accomplir cette tâche ; d’autres doivent la faire !"

Vers la Conférence d’unification (avril-juin 1933) [30]

Cette lettre de Lévine arrive au moment où la Fraction de gauche [31] prend contact avec l’opposition de gauche du 15ème rayon pour que les groupes oppositionnels non reconnus par le Secrétariat international s’unissent. C’est à partir de décembre 1932 que va se mettre en route tout le travail de discussions et de confrontations des points de vue entre les différents oppositionnels. De fait, c’est l’opposition de gauche de la Banlieue-ouest qui en prend les rênes, à ses conditions : "nous tenons à ce que cette confrontation des points de vue ait lieu sur la base la plus large (participation de tous les groupes) et de telle sorte que les camarades puissent s’exprimer librement" [32]. Elle enverra une lettre dans ce but le 19 janvier 1933 aux groupes suivants : Le Secrétariat international ; la Ligue communiste ; la Gauche communiste ; la Fraction de gauche ; la Fraction de gauche du Parti communiste italien ; la Nouvelle opposition italienne. Les trois questions essentielles mises en avant dans cette lettre sont :

1. La politique de masses de l’avant-garde communiste.
2. Appréciation du régime soviétique et de ce qu’est devenue la dictature du prolétariat en URSS.
3. Appréciation de l’IC et de ses perspectives politiques. Comment réaliser son redressement.

Tous ces groupes vont répondre, donnant leur accord, sauf la Ligue communiste qui considère que son seul apport est d’éclairer les participants sur ses positions, que l’on peut résumer ainsi : rejoignez-nous. S’ajoute en cours de route, le groupe des "étudiants" ou appelé autrement, groupe Prader, qui se considère plus observateur que participant aux discussions. Ce groupe a écrit le texte "Pour le regroupement des forces communistes" [33] en date du 26 décembre 1932. Nous retenons de ce texte l’essentiel : La bureaucratie soviétique défend ses intérêts propres sur base d’une économie étatisée dont elle tire des profits. Son but est d’empêcher le prolétariat d’accéder au pouvoir, ce qui menacerait son existence. L’IC, à son service, n’a pas commis "d’erreurs", mais a développé une politique visant à ôter la " substance historique [du prolétariat], sa raison d’être même : l’idéal de la révolution socialiste mondiale ." C’est pourquoi on ne peut rien attendre, ni de l’URSS, ni de l’IC, qualifiée "d’organisation pourrie". L’opposition de gauche est fortement critiquée pour sa détermination à redresser l’IC, à n’en être que sa fraction, en s’interdisant du coup " l’activité théorique et pratique autonome qui seule aurait pu donner à l’opposition, devant la classe ouvrière, la vie dont elle a toujours manqué ." D’où la nécessité de travailler à créer un nouveau parti, en sachant "qu’un travail préparatoire de longue haleine sera nécessaire". La tâche la plus urgente pour ce groupe est de "regrouper les communistes", de combattre "le sectarisme étroit et l’esprit de chapelle", d’engager une confrontation des positions des uns et des autres, en particulier sur la nature de l’URSS et sur la perspective : réformer l’IC ou créer le "Parti nouveau" [34]. D’autres militants sont sur des positions similaires :

— A. Treint et Nelly Rousseau qui ont démissionné de la Fraction de gauche et défendent une position capitalisme d’Etat pour la Russie ;
— Mathieu et Gandi [35], 2 ex-militants de la Fraction de gauche du PCI, publiant la revue Pour la renaissance communiste ;
— La Fédération communiste indépendante de l’Est, composée d’ex-militants du PCF depuis 1927 jusqu’à 1932. Leur publication est le Travailleur communiste, syndical et coopératif. Cette fédération ne sera pas invitée à la Conférence d’unification alors que les militants indiqués plus haut le seront à titre individuel.

Les groupes : Fraction de gauche, Gauche communiste, Groupe d’opposition de gauche de la Banlieue-ouest, la Ligue communiste, mettent en place le Comité Intergroupe pour organiser la Conférence d’unification [36]. Il publie un Bulletin préparatoire où se retrouve un ensemble de textes des différents groupes pour la Conférence dont la première date est fixée pour le samedi 8 avril, à 17 heures. Les textes de fond sont les suivants : Gauche communiste : "Rapport sur la question russe" et "Les rapports de l’opposition de gauche avec les partis staliniens" ; Groupe de la Banlieue ouest : "Résolution sur la question russe" et Résolution sur les rapports de l’avant-garde communiste et les masses" ; Fraction de gauche : "La conquête des masses — Contribution à la discussion" [37].

De cette Conférence qui se tient sur plusieurs jours : 8-10 avril, 22-23 avril, 7 mai et 10 juin, vont se dégager 2 tendances :

— ceux qui pensent que l’Etat soviétique a encore un caractère ouvrier dans la mesure où subsiste la socialisation de la grande industrie, la nationalisation de la terre et le monopole du commerce extérieur. De cette constatation on peut en déduire qu’il est encore possible de redresser l’IC et qu’il ne faut pas tenter de construire une organisation d’avant-garde indépendante. C’est cela que défend le groupe de la Banlieue-ouest alors que la Gauche communiste va plus loin car elle dit que l’IC n’est plus une avant-garde du prolétariat et qu’il convient de reconstruire l’avant-garde communiste internationale et nationale. Mais pour tous ces groupes, la défense de l’URSS en cas d’agression impérialiste ne se discute pas.
— ceux qui pensent que l’Etat soviétique n’a plus rien de prolétarien. Il s’agit d’A. Treint, Simone Weil, le groupe des "étudiants", Mathieu et Gandi.

Pourtant ce n’est pas une raison, pour la Gauche communiste, la Fraction de gauche et le groupe de la Banlieue-ouest pour exclure ces derniers, alors que la Ligue pense le contraire : "Ou bien vous chassez de la Conférence Treint et le groupe Prader, ou bien nous, nous partons" [38]. C’est la raison pour laquelle la Ligue quitte la Conférence le 9 avril [39], poussant 2 de ces membres, Rimbert et Félix à rompre avec elle le 23 avril, après qu’elle ait tenté à nouveau, les 22 et 23 avril d’imposer son programme.

Dès le début des réunions les discussions portent sur la nature de l’URSS et les conséquences qui en découlent. Suite aux discussions des 8 et 9 avril, les 3 groupes majoritaires proposent une résolution dont les points principaux sont les suivants : "Nous repoussons catégoriquement la préparation d’une deuxième révolution en URSS, tant que les conquêtes d’Octobre ne seront pas complètement effacées (...) Mais nous refusons catégoriquement de considérer le PC comme définitivement perdu." La déclaration est soumise à un vote où une majorité se dégage - 25 voix contre 0 et 15 abstentions -, constituée de la Gauche communiste, de la Fraction de gauche et du groupe de la Banlieue-ouest [40].

Suite à ce vote [41] et à la déclaration d’Alfredo, membre de la Fraction de gauche du PCI, qui défend l’idée que la "question essentielle n’est pas la nature de l’Etat soviétique, mais la création d’une fraction unifiée" [42], le groupe des "étudiants", S. Weil, Gandi, Mathieu, A. Treint, A. Patri (ex-Gauche communiste) quittent la Conférence et écrivent une déclaration commune d’où il ressort qu’ils "jugent impossible de considérer l’Etat russe actuel (...) comme un Etat des travailleurs" et considèrent que l’IC "a cessé de représenter le communisme selon la définition de Marx" [43].

Les réunions suivantes, après le départ définitif de la Ligue le 23 avril, jusqu’à la dernière du 14 juin, réuniront les partisans de la création d’une fraction française unifiée - Gauche communiste, de la Fraction de gauche et du groupe de la Banlieue-ouest - qui va s’appeler désormais Fraction communiste de Gauche [44]. Un "Projet de résolution sur le régime intérieur et les tâches immédiates d’organisation de la Fraction de gauche du PCF" est rédigé, reprenant l’historique des réunions successives et des délimitations qui s’y sont faits jour [45]. L’objectif est d’adopter une plateforme politique qui doit être finalisé lors d’une première Conférence nationale, devant se tenir au maximum 6 mois après le 14 juin. A partir de ces documents sera publié le texte "Résolution politique adoptée par la conférence d’unification du 14 juin 1933", paru dans Le Communiste n°12, d’août 1933 [46], qui énonce une série de points politiques d’accord. Pour l’instant est défini un régime intérieur très général où est mis 1) l’accent sur la clarté politique en respectant des droits de chaque membre ; 2) le travail dans les organisations ouvrières ; 3) la participation aux cours d’éducation des cercles marxistes afin d’élever le niveau idéologique. Des tâches organisatives immédiates sont mises en place dont la nomination d’une Commission exécutive, d’un Bureau... dont voici le détail [47] :

Nomination de la CE : 7 membres + suppléants. Bureau : 3 membres.

CE : [Pierre] Rimbert, [Michel] Collinet, [Daniel] Lévine, Marc [Chirik], [Henri] Barré, [Auguste] Lacroix, [Gaston] Davoust
Suppléants : 1 camarade de Bagnolet [Fraction de gauche], Juin [Serge Dorne], [Robert] Verdeaux, Félix
Bureau : Rimbert, Lévine, Davoust
CC : [Alfred] Rosmer, [Alfred] Bonneville, Sarah [Safir-Lichnevsky]
C. de Presse : [Marcel] Fourrier, [Benjamin] Péret

Bien que cette nouvelle Fraction se proclame unifiée, nous pensons qu’elle ne l’est pas encore sur le fond. Les discussions sur la question russe le montrent. Ainsi la Gauche communiste dans son texte préparé en vue de la Conférence "Rapport sur la question russe" y définit la bureaucratie en Russie comme une "caste pratiquement inamovible", ce qui lui fait dire que l’on ne peut plus "affirmer le caractère ouvrier de cet Etat". Le groupe de la Banlieue-ouest n’est pas d’accord, car selon lui, tant que subsistent ce que l’on peut nommer les 3 acquis de la révolution russe (socialisation des moyens de production ; nationalisation de la terre ; monopole du commerce extérieur) on ne peut en arriver à une telle conclusion. Pourtant la Gauche communiste ne va pas jusqu’au bout d’un tel constat puisque d’une part elle s’oppose à la création d’un 2ème parti et d’autre part elle continue à vouloir défendre l’URSS en cas d’agression impérialiste. Quant à la Fraction de gauche, elle continue à penser que la tactique de redressement du PC est toujours valable. Aurélien Durr dans sa thèse sur Albert Treint écrit : "Cela révèle la difficulté pour de nombreux groupes, pourtant désillusionnés depuis plusieurs années, de conclure à la fin de l’expérience révolutionnaire débutée en 1919. Ils apparaissent abasourdis devant l’enchaînement des événements et incapables d’accepter les conséquences de leurs propres analyses." [48]

Alfred Rosmer a une analyse plus tranchée et il vaut la peine d’extraire de sa lettre à Adhémar Hennaut le passage suivant :

"Le manque de nouvelles dont tu te plains reflète exactement les côtés négatifs de l’unification qui a été réalisée ici et dont tu as connu, à leur début, les négociations et discussions qui l’ont précédé. Pour une bonne part, on peut dire que c’est une unification manquée. Bien que les discussions préparatoires aient été fort longues et qu’on ne soit arrivé à la décision définitive qu’après de multiples réunions, il n’y a pas eu de fusion véritable. Chacun est resté plus ou moins sur ses positions anciennes et a poursuivi son travail comme par le passé. Il y a eu plutôt juxtaposition qu’union. D’où la difficulté d’une action collective, à commencer par la publication régulière du "Communiste". Je ne veux parler de tout cela qu’avec une certaine réserve puisque je n’ai pu participer aux travaux qui ont conduit à l’unification. Je me bornerai donc à te donner mon opinion personnelle. Il y a eu, d’une part, des éléments indésirables dont le représentant le plus typique était Marc, ancien treintiste, grand coupeur de cheveux en quatre et discutailleur interminable. Sa perspective la plus claire était la rentrée dans la Ligue : d’où le souci constant de ne critiquer celle-ci qu’avec les plus grands ménagements. D’autre part, il faut dire que les bordiguistes ont compliqué considérablement le travail. Je ne peux entrer ici dans tous les détails de cette querelle. J’espère avoir un jour l’occasion de m’expliquer à fond avec les bordiguistes (....) La gauche unifiée n’a donc eu jusqu’ici qu’une vie assez étriquée, mais il est possible qu’un événement prochain puisse modifier cette situation." [49]

L’événement prochain sera l’exclusion de la Ligue communiste de 6 militants (Giacomi, Dimitri, Doudain, Saval, Walfisz, Emile [50]), suivie par le départ des militants du groupe juif [51], de la Nouvelle opposition italienne, et du groupe jeunes, qui s’en solidarisent. C’est en tout 35 exclus.

Après tous ces départs, la Ligue communiste est réduite à peau de chagrin, il doit rester une bonne vingtaine de militants, tandis que les 35 exclus vont s’organiser en un nouveau groupe : l’Union communiste, qui va publier le 11 novembre 1933 le premier numéro de son nouvel organe L’Internationale.

Assez rapidement, le rapprochement entre l’Union communiste et la Fraction communiste de gauche va s’opérer. Rimbert dans une lettre à Walfisz du 18 octobre 1933, lui fait part de la volonté du CE de la Fraction communiste d’organiser "une assemblée générale commune, dans laquelle seraient discutés nos rapports, nos possibilités de collaboration et, si possible, l’unité de nos deux groupes" [52]. Lors d’une réunion du Comité [de l’Union communiste] du 23 octobre 1933 il est proposé d’inviter Rimbert en vue de "réunion de délégations de chaque groupe". Lors de la prochaine réunion du Comité (29 octobre) Daniel Lévine est présent. Le processus de fusion entre ces deux groupes va rapidement s’effectuer et sera acté le 2 décembre 1933, donnant naissance à la seconde Union communiste tout en gardant le même titre, L’Internationale.

Que sont devenus les militants de la Gauche communiste à l’origine de la Fraction communiste de gauche de juin 1933  ?

Le texte du numéro 2 de L’Internationale souligne qu’il existe une divergence réelle : la question de la 4ème Internationale. Malgré cela les deux organisations ont reconnu qu’elles peuvent cohabiter ensemble tout en poursuivant la discussion sur la question en litige, en se soumettant à la volonté de la majorité de l’organisation. Puis avec le n° 3 de janvier 1934, nous apprenons que la majorité de l’UC s’est prononcée pour la 4ème Internationale, tout en disant, qu’au vu de la situation du prolétariat, ce ne peut être une réalisation immédiate, d’autant plus que la création de la 4ème Internationale, comme "direction révolutionnaire internationale du prolétariat ne naîtra pas de la volonté d’un ou quelques groupes de révolutionnaires, mais d’un mouvement de masse." Ce qui veut dire que ce qui est à l’ordre du jour est la préparation "des cadres révolutionnaires éduqués et combatifs qui seront capables de devenir le cerveau et l’armature de la 4ème Internationale." Quant à la minorité de l’UC où l’on retrouve certains membres de l’ex-Gauche communiste, elle repousse le mot d’ordre de 4ème Internationale car elle le juge purement artificiel dans une période de reflux du mouvement ouvrier, marquée par la déroute du prolétariat allemand. Selon elle, il est " néfaste pour l’avenir de rompre avec les forces communistes groupées autour de la 3ème Internationale" [53].

Nous constatons le départ d’autres membres de l’ex-Gauche communiste dès janvier 1934 : M. Collinet, S. Dorne, S. Kahn, Y. Allegret [54]. Il est précisé dans un rapport d’activité de l’UC en date du 4 février 1934 que ces derniers militants "n’avaient jamais assisté au groupe, ni participé, sous quelque forme que ce soit, à l’activité de l’organisation" [55]. La plupart d’entre eux écrivent dans la revue Masses depuis novembre 1933. L’UC, après avoir écrit qu’il "faut que nous contrôlions la situation de nos camarades actuellement dans Masses" [56], décide de ne pas collaborer vu que le "travail dans cette organisation ne peut être intéressant" et ce pour deux raisons, 1°) car "composée de groupes et sous-groupes dont la composition est peu intéressante" et 2°) et que la direction souvarinienne de Masses ne reconnaît pas "le caractère prolétarien de l’URSS" [57].

Parmi les noms cités quelques lignes plus haut dont des fragments de biographies nous sont parvenus, on peut citer M. Collinet qui rejoint le groupe Doriot après le 6 février 1934 dont il rompt en mai 1935, pour aller à la Gauche révolutionnaire, aile gauche de la SFIO, fondée en septembre 1935, de même que Simone Kahn. Aimé Patri ayant rompu avec la Gauche communiste en 1933 lors de la Conférence d’unification, rejoint la SFIO en 1934. Auparavant il a écrit des articles dans la revue Masses après une scission survenue dans son équipe en juillet 1933.

D’autres membres de l’ex-Gauche communiste, comme D. Lévine, feront partie de la minorité de l’UC, puis s’en sépareront pour constituer un groupe appelé "Marxistes internationalistes" qui ne semble pas avoir eu de publication et dont nous ne savons rien de plus [58].