par ArchivesAutonomies
Les barrières traditionnelles qui séparent la délinquance de la révolte, la folie de la normalité, la liberté sexuelle de la perversité sont remises en question. Depuis mai 1968, on a pris son parti, avec plus ou moins de bonne grâce, des prises de paroles successives des travailleurs immigrés, des femmes, des lycéens, des homosexuels, aujourd’hui des prisonniers, et demain des internés psychiatriques.
Pour être en mesure d’apprécier la portée de cette évolution, qui ne se révèle à l’opinion que lors d’explosions spectaculaires, mais qui, pourtant, ne cesse de travailler l’ensemble de la société à une échelle moléculaire, il conviendrait que la classe politique se défasse des catégories normatives dont elle a hérité du XIX’ siècle et qui conduisent les uns à parler en termes d’action d’avant-garde ou d’action de masse, d’action responsable ou d’action marginale ; et les autres, symétriquement, en termes de minorité agissante, de meneurs, etc... La coupure, qui sembie encore aller de soi, entre un fait politique significatif et un fait divers provisoirement a-signifiant, ne pourra certainement pas être liquidée sans un bouleversement radical des coordonnées sociales, un bouleversement au moins aussi important que celui qu’a entraîné, en physique, la relativité généralisée et la théorie des "quanta".
On est encore loin du compte. Et le vieux bon sens n’a pas fini d’exercer ses ravages. La classe ouvrière s’est assagie, la participation, ta concertation gagnent partout du terrain. Même les grèves "dures" sont tenues en main par les appareils. Et ces affaires de paysans, de prisonniers, d’immigrés, que sont-elles d’autre que des accidents de parcours, gonflés démesurément par les média et les gauchistes ? Quelques "marcellins" postés aux points de turbulence, quelques réformes et un peu d’argent finiront toujours par en venir à bout I
Du côté de la gauche, le schéma est un peu plus sophistiqué, on se propose de faire appel à une plus grande intervention des "représentants" des forces populaires, on va même jusqu’à mentionner des perspectives autogestionnaires, mais toujours avec l’arrière-pensée que ce sont des militants bien formés et bien élevés qui tiendront les vrais leviers de commande, et c’est toujours la même myopie sur la nature et l’intensité de la révolution moléculaire qui est en cours. Ce qui est passionnant avec ce raz de marée d’énergie de désir, qui a déferlé sur les prisons, c’est la confirmation de l’ampleur du phénomène. Quelles que soient les prévisions, les événements ne cessent de les dépasser.
C’est à chaque fois le même désarroi, la même panique et la même fuite en avant, aussi bien chez les gouvernants que chez les opposants. Comment peut-on encore croire après Lip, après la mobilisation des femmes contre l’avortement, etc. qu’il ne s’agit à chaque fois que de secteurs marginaux, de problèmes particuliers. Comment ne pas voir qu’il y a, derrière tout cela, une même problématique politique, et pas simplement une poignée de meneurs ?
Mai 1968 n’aura peut-être été que la dernière des révolutions classiques, son caractère de fête et de simulacre, pouvant être compris comme une manière affectueuse de tourner une page d’histoire. En somme, une révolution rétro. C’est seulement après que les choses sérieuses ont commencé ! A savoir, la vraie révolution permanente, une révolution que personne ne pourra trahir, parce que personne ne pourra la représenter ou la manipuler [1]. Et l’on peut être assuré que. dans ce domaine, toutes les tentatives de prophétisation ou de messianisme, seront vouées au ridicule dans les plus brefs délais et qu’aucun mouvement, parti ou groupuscule, tels qu’ils sont constitués actuellement, ne pourra plus, comme on dit : "prendre le train en marche".
il n’y a pas très longtemps les générations se poussaient les unes les autres, chaque quart de siècle. Maintenant elles s’éliminent environ tous les deux ans ; il est manifeste, par exemple, que la plupart des "vieux" de mal 68 sont complètement déphasés par rapport aux formes de lutte actuelles. Voilà donc une révolution où les Bastilles sont prises de l’intérieur et où l’on ne sent plus très bien où commence et où finit l’adversaire (par exemple, la grève de la faim commune des détenus et gardiens à Arras).
Voilà qu’on fait appel maintenant au sens civique des détenus et qu’on leur demande de s’inquiéter de la conséquence budgétaire de la destruction des prisons I Des pétitions circulent entre les cellules, et comme à la belle époque des luttes étudiantes, on essaye d’opposer les bons détenus aux enragés. Manœuvres dérisoires : dans certaines prisons le soulèvement s’est déclenché sans qu’ait été défini aucun programme de revendication. Comme ça, pour la solidarité, pour la fête [2].
Alors, comment tout cela va-t-il finir ? La perspective qui nous attend serait-elle celle du "grand soir" de l’anarchie triomphante, d’une "lutte finale" qui ne s’achèvera que dans les brasiers du fascisme ? Mais il ne s’agit là encore que d’évocation faisant référence à des coordonnées périmées. Pour essayer de s’y retrouver, il faudrait commencer par admettre qu’il y a toutes sortes de manières d’être en prison. Je ne parle pas des prisons modèles où l’on pratique, par exemple, le système de l’incarcération la nuit et du travail à l’extérieur le jour, mais du régime pénitentiaire qui est celui, à des degrés divers, des enfants dans les écoles-casernes, des jeunes dans les casernes-prisons et dans les usines-camps de concentration, des internés dans les hôpitaux psychiatriques, sans parler des familles dans les H.L.M., des hommes et des femmes dans leurs préjugés et leurs inhibitions. Les barreaux et les guichets changent, mais c’est toujours le même système.
C’est là, à mon sens, qu’il faut chercher l’explication de la convergence des luttes actuelles. Il n’y aura pas de réforme sectorielle : une pour les droits communs, une pour les femmes au foyer, une pour les lycéens, une pour les homosexuels... Le changement social restera marqué par une alternative de régime, qui le rend imperceptible à l’échelle moléculaire, et impraticable quand il explose au grand jour, tant que n’auront pas été dégagées ses formes d’expression spécifiques, c’est-à-dire tant qu’ü restera tributaire des représentants et des systèmes traditionnels de représentation.
L’innovation sociale ne saurait être planifiée de l’extérieur, et ia gauche actuelle ne semble pas beaucoup mieux préparée que la droite "libérale" à faire face à l’évolution de la situation. Les questions de la justice, du maintien de l’ordre et de la folie sont certainement un bon terrain pour départager les options fondamentales des réformistes. Un certain nombre de magistrats militants ont essayé de les aborder sous un angle nouveau. Il ne s’agira plus d’aménager une représentation de la justice mais de modifier les agencements sociaux, dans leur métabolisme interne, pour qu’ils prennent directement en charge, pour qu’ils autogèrent les problèmes posés, quitte à faire appel à des spécialistes pour tel ou tel aspect particulier. Dès lors, il n’y aurait plus un secteur spécifique de la justice, mais un réseau de problèmes traversant tout à la fois le champ de l’éducation, de l’hygiène mentale, de l’urbanisme, de la vie quotidienne, etc... (Et remarquez combien déjà ces diverses catégories commencent à sonner faux) [3].
Au Chili, avant la prise du pouvoir par les fascistes,. des habitants de bidonvilles ont fait l’expérience d’une gestion collective, non seulement des problèmes d’hygiène, d’alimentation, d’alphabétisation, mais aussi de justice ; c’est peut-être en réfléchissant sur des tentatives de ce genre et malgré leur caractère balbutiant et incertain, que l’on pourra dégager des options crédibles.
Félix GUATTARI.