Ce qui suit est la fin de la conclusion de l’article paru dans SouB n°18 "Les grèves de l’été 1955", signé J. Simon. Le dernier paragraphe paru dans la revue commence par "Le schéma que l’on avait pu tracer... du cadre syndical". Dans le manuscrit original ce "dernier paragraphe" est suivi des 3 suivants :
Ces positions que des luttes ont révélé d’une manière qui a pu surprendre, auraient peut-être pu être décelées par un contact étroit avec la classe et avec l’avant-garde ouvrière, en dehors des périodes d’agitation. D’autre part il est difficile de préciser, faute d’avoir participé étroitement à ces luttes quel a été le rôle réel de l’avant-garde ouvrière, de ceux que l’on a appelé les minoritaires et d’une fraction importante du prolétariat de Nantes (2 à 4000 ouvriers). De même, une connaissance plus approfondie, aurait pu permettre de fixer exactement le caractère des limitations de ce qui fut en fin de compte la question la plus importante, l’influence respective sur la classe ouvrière de l’avant-garde minoritaire et des organisations.
Ces constatations montrent qu’au-delà du problème capital de l’information pour l’appréciation de luttes localisées se développant "en profondeur", se pose en réalité celui du contact avec l’avant-garde ouvrière, avec les "minoritaires", avec la fraction la plus consciente du prolétariat. Le manque d’informations précises, en dehors de celles des syndicats et des journaux bourgeois, fait que l’on ne peut poser comme des certitudes les tendances qui ont pu se dégager de ces luttes. Mais il pose également l’impossibilité présente de tracer des perspectives pour aider l’avant-garde ouvrière à dépasser les limitations que l’on ne peut d’ailleurs que constater de la même manière imparfaite.
Quels doivent être les contacts d’un groupe révolutionnaire avec la fraction la plus consciente de la classe ouvrière, quel genre d’échanges réciproques doit-il y avoir ? Le mouvement de Nantes en particulier a montré l’acuité de cette question et l’urgence que pouvait présenter une solution, même si elle ne devait pas être définitive ; en partant des faits positifs que la lutte a permis de dégager, il est possible d’apporter une réponse.
De même la fraction consciente de la classe, les rapports avec les syndicats et les limitations des tendances autonomes de la classe ouvrière, reposent la question syndicale dans son intégralité : une action dans le cadre syndical est finalement vouée à un échec à cause du poids des appareils bureaucratiques ; la seule issue est que les éléments conscients se libèrent du cadre syndical. Cette remise en question d’un problème non résolu appelle aussi des efforts réciproques de l’avant-garde ouvrière et des groupes révolutionnaires, d’une collaboration et d’un échange profitable à tous pour franchir l’étape suivante d’une tentative d’action de la classe ouvrière hors du cadre syndical.
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Le mouvement spontané de Nantes nous a fait sentir combien nous pouvions être loin des luttes ouvrières. Non seulement le caractère nouveau de cette lutte nous a surpris, mais la réaction de solidarité qu’elle a déclenchée nous a fait prendre conscience, par-delà les questions d’information, de contacts personnels avec l’avant-garde, de notre impréparation à résoudre des questions pratiques qui pourraient se poser au cours de telles luttes, du problème des rapports du groupe avec la classe ouvrière.
Quel peut être le rôle d’un groupe de critique et d’orientation révolutionnaire face à des luttes qui ont de toute évidence un caractère révolutionnaire ? De noter tous les détails et d’en dégager la quintessence ? D’intervenir dans la lutte pour essayer de lui donner telle ou telle orientation ? D’apporter des informations et des explications à la classe ouvrière ou à ses militants au cours de la lutte ou après la lutte ?
Plusieurs constatations s’imposent dans cette perspective relativement aux événements de Nantes-St-Nazaire.
La presse a parlé de "formes locales" ou de formes "périmées" de la lutte. Il est possible qu’un prolétariat travaillant avec des techniques moins modernes, n’ayant pas une expérience profonde de la duplicité des syndicats et de leur utilisation des mouvements (comme les ouvriers de chez Renault par exemple), recourt à des formes d’action qui s’apparentent par leur caractère à des formes passées. Mais cela n’est évident en aucune manière, pas plus du point de vue technique que de celui de l’expérience des syndicats.
Le caractère "périmé" marquerait plutôt la constatation par la bourgeoisie du retour des luttes ouvrières à un plan de lutte de classe directe, ceci en dépit des efforts poursuivis pendant de longues années par les patrons, les syndicats, les gouvernements pour une collaboration de classe. Il est peut être plus vraisemblable de poser que le caractère des luttes de Nantes a et aura de profondes répercussions sur le prolétariat français, en montrant que la seule perspective pour la classe ouvrière est la lutte de classe et qu’il importe de repenser l’action dans le cadre de l’usine moderne en termes élémentaires de lutte de classe, de se situer en dehors de tous organismes de collaboration de classe des syndicats, du parlementarisme, du cadre légal des institutions.
Quelle que soit l’issue de la lutte, l’essentiel est dans l’expérience que la classe ouvrière pourra en tirer. D’une manière plus évidente qu’en août 1953 où la spontanéité ne s’était montrée que dans la naissance du mouvement, il apparaît une opposition fondamentale entre l’action autonome de la classe ouvrière et la tactique des organisations syndicales. Cette opposition peut ne pas être très sensible aux ouvriers au cours de la lutte en raison de l’habileté des dirigeants syndicaux, mais se révèle à coup sûr à la fin de la lutte — car cette lutte ne peut se terminer par une victoire ouvrière. A ce moment chacun peut percevoir de façon aiguë les buts qui auraient pu être atteints si d’autres méthodes avaient été utilisées. De là ce découragement qui suit le plus souvent les luttes ouvrières actuelles. C’est à ce moment que la classe ouvrière est la plus sensible aux explications qui pourraient lui être donnée sur les conditions et les perspectives de la lutte telles qu’elles se posent réellement. C’est ici que le rôle de l’avant-garde est capital, plus peut-être qu’au cours de l’action elle-même, pour aider la classe à dégager clairement et en dehors de toute mystification les leçons de sa propre expérience.
Mais cette avant-garde elle-même ne peut effectuer ce travail que dans la mesure où les groupes d’avant-garde sont en mesure de lui apporter les informations, la formation théorique qui lui manquent. La tendance des groupes d’avant-garde qui cherchaient à annexer des militants ouvriers pour les besoins du parti plutôt qu’à les aider dans leur travail de militants ouvriers, a été le plus souvent de considérer la région parisienne comme une région pilote dans les lutes ouvrières. Déformation nécessaire pour un parti qui cherche finalement à s’emparer du pouvoir de marquer leur effort dans la capitale et de considérer le prolétariat de cette capitale comme devant jouer un rôle moteur dans des perspectives révolutionnaires. Les événements de Nantes ont montré la méconnaissance du caractère profond du prolétariat hors de la région parisienne, que ce soit d’ailleurs si l’on y réfléchit, le prolétariat des régions industrielles secondaires que celui de régions importantes comme le Nord et l’Est, méconnaissance des conditions propres d’action de la classe ouvrière.
Le mouvement ouvrier français ne s’apparente pas à un syndicalisme de masse. Il y a quelques groupes d’avant-garde formés d’un petit nombre de dirigeants qui utilisent les militants qui eux ont la confiance des ouvriers ; dès qu’un ouvrier devient actif, par la confiance des ouvriers qui le jugent sur le plan de son activité réelle dans son atelier, dan l’usine, dans l’entreprise, il entre fatalement en contact avec une idéologie, il s’apparentera à un syndicat, à un parti, ou aura au moins un certain nombre d’idées politiques reçues dont il n’est pas essentiel que ce soient des vérités partielles ou complètes pourvu que son action de base lui garde la confiance des ouvriers. Il n’existe pas de militants ouvriers ne se posant pas de problèmes politiques.
La lutte de Nantes a pris ce caractère peut-être parce qu’il existait de ces militants non entièrement intégrés dans un appareil de base ou de parti, ayant la confiance d’autres militants de base et de la classe ouvrière. Peu importe que l’action de ces militants ait été contrecarrée et qu’ils aient été écartés. L’essentiel est qu’au moins pendant une phase du mouvement ils aient pu impulser le caractère révolutionnaire de la lutte, dans le sens des idées politiques qu’ils défendaient. Les autres luttes ont montré qu’il existait de tels militants d’avant-garde, anarchistes, trotskystes, staliniens, ou influencés par eux, mais dont le caractère essentiel étaient d’avoir la confiance des ouvriers. Leur influence dans les entreprises, ils la doivent à leur combativité propre, à leurs qualités sur le plan personnel.
Mais là aussi se marque leurs limites. Souvent, plus ou moins consciemment, ils sont utilisés par les partis staliniens ou autres et ce qui est leur travail propre, proclamé comme le travail du syndicat, leur influence, celle du syndicat, l’influence stalinienne ou réformiste et l’utilisation de ces militants peut se produire en raison de l’isolement de ceux-ci du caractère incomplet de leur formation. Il existe une hiérarchie du militantisme, syndical d’abord, politique ensuite, le militant du mouvement ouvrier dans le cadre concret de la lutte de classe qui serait formé tant sur le plan pratique des luttes, que sur le plan de l’organisation, des partis et des syndicats, que sur le plan politique.