La grève de 1975 à la Fac de Nanterre : Refus du travail et diplôme pour tous
L’U.E.R. de Sciences Économiques de Nanterre a été paralysé en 1975, de la semaine des examens de février à la fin du mois de mai. Cette grève qui n’a rien à voir avec celles programmées par le ministère et dans lesquelles les gauchistes voient l’occasion de relancer l’agitation en milieu étudiant (en fait à engager les étudiants sur des terrains où ils seront battus et où ils finiront par perdre tout leur potentiel de révolte, alors que ceux-ci voient dans la grève l’occasion de prendre un peu de repos), illustre la possibilité d’une recomposition politique de ce milieu étudiant.
La force de ce mouvement a résulté d’aspects nouveaux et à première vue quelque peu insolites. Ainsi le blocage des cours était à la fois un moyen pour voir les revendications satisfaites et une fin en soi, et la non-mobilisation des étudiants (exceptés les lundi et mardi, la fac était déserte) était leur forme de mobilisation. Ces aspects nouveaux ont favorisé l’éclaircissement d’un certain nombre de points, mais avant de tirer des conclusions, regardons ce qui s’est passé.
Le point de départ a été le refus d’un prof d’informatique, qui cumulait les fonctions de directeur d’U.E.R., de comptabiliser la note de T.D. pour la moitié, au lieu du tiers du coefficient. Étant donné que les étudiants étaient persuadés de se retrouver avec de sales notes, ceci parce qu’ils n’avaient pas été en cours (la matière ne présentant aucun intérêt et que, face à cette position traditionnelle des étudiants de troisième année, l’administration répond en saquant), ils ont rapidement substitué à la revendication-prétexte de départ, la décision de boycott et la note de dix pour tous.
Comme nous allons le voir, l’organisation des examens, les notes et les programmes, bref le diplôme ne sanctionne en rien un savoir, une masse de connaissances neutres et objectives, mais un rapport de force politique.
Ainsi les examens sont programmés en fonction des capacités d’organisation des étudiants. En fac de Sciences-Éco, le moyen de rétablir la discipline du travail passe par un gonflement des "maths-stats", introduits bien sûr en première année, mais de plus en divisant les étudiants en groupes passant les examens à des dates différentes. Les premières années ont boycotté les Questions à choix multiples (Q.C.M.) [1], les deuxièmes années les "institutions financières" et ont joint ensemble à leurs revendications la compensation entre les blocs dits "fondamental", "libre" et "optionnel" [2]. En troisième année, c’est dès la fin du mois de novembre que le boycott était décidé et la seule réponse de l’administration fut de faire passer à certains étudiants un examen de calcul économique alors que les autres devaient composer en informatique et défaire passer les premiers en fin de semaine. Cette division était-elle fortuite ? En fait, l’administration a surtout choisi de faire passer en premier la section la moins combative, espérant ainsi valider l’examen et mettre au pied du mur les autres. La riposte ne s’est pas fait attendre, les étudiants ont avisé l’administration qu’ils avaient :
1. changé les dates et horaires des examens afin de mieux pouvoir boycotter la matière du directeur de l’U.E.R.
2. décidé de substituer à l’examen d’informatique la note collective 10. "Si l’administration tient tant à soumettre les gens au travail en mettant des sales notes, à rattraper, qu ’elle essaie de le faire dès l’inscription !".
3. décidé que si l’administration refusait les deux points prédécents et vu que celle-ci utilisait et organisait les différentes matières et leurs examens pour les obliger à bosser l’informatique, ils boycotteraient l’ensemble de ces examens.
Or, comme l’administration avançait qu’elle ne pouvait pas (ce qui est en partie vrai) changer les modalités d’examen en cours d’année, il y eut boycott total et décision de bloquer la fac. Il faut bien voir que ce mouvement, parti du refus d’accepter le travail scolaire là où il apparaissait le plus abrutissant, a vite exprimé ce refus, évitant ainsi toute possibilité de récupération réformiste : le boycott avait permis de ne pas passer un examen, il devenait le prétexte à bloquer tous les programmes et donc la base des examens futurs. La fac s’est arrêtée, un prof de microéconomie a fait un quart d’heure de cours pour tout le semestre, un autre, de maths, en a fait trois, le temps de traiter le sujet qui a été effectivement donné en juin. Pour bloquer les possibilités de négociation et de reprise des cours, il suffisait de venir le lundi et de voter des revendications que l’administration ne pouvait accepter. Le pourrissement de la situation, voilà ce sur quoi ont joué les étudiants ; d’une pierre deux coups :
1. ce moyen de lutte correspondait et se confondait avec l’objectif.
2. en choisissant la désertion totale et massive de la fac, ils ont complètement désemparé une administration qui n’avait personne avec qui discuter, sur qui faire pression, et dont on pouvait observer les réactions.
Lorsqu’on parle d’opposition entre l’administration et les étudiants, ce n’est pas suffisant. Il faut comprendre que celle-ci est essentiellement gérée par les enseignants ; et regarder d’un peu plus près les réactions de ce corps enseignant est très instructif. Celui-ci n’est pas homogène, mais traversé par des querelles entre fractions pour gérer la fac. Bien sûr, les étudiants ne se sont pas privés d’utiliser ces divisions et concurrences, parfois entre individus ; mais l’inverse a également été tenté. Laissons de côté l’activité de ceux qui, parmi le corps enseignant, se mettant en avant, ont été largement manipulé pouf aborder la question de la possibilité d’une liaison étudiants/enseignants : c’est du SNES-Sup dont il s’agit ici. Celui-ci était à l’époque dans une grève nationale administrative, c’est-à-dire de bloquage des notes, refusant de les remettre à l’administration, pour obtenir un statut d’enseignant pour les assistants. Il est aisé de voir en quoi la grève des étudiants pouvait les gêner :
1. comment ne pas communiquer des notes qui n’existaient pas ?
2. comment justifier le statut d’enseignant à un moment où les cours n’ont pas lieu ?
Ainsi, alors qu’après février, cette section syndicale avait voté une motion de soutien, pensant peut-être avoir à faire à une grève annuelle un peu plus dure, que l’on pourrait utiliser contre une des fractions opposée du corps enseignant (dénoncées comme responsables de la situation) ; quand quinze jours après la rentrée de Pâques on remarquait qu’il y avait toujours aussi peu de monde à la fac, il y eut des changements :
1. les syndiqués en question commencèrent à répandre des bruit ? comme quoi, si on leur demandait s’ils avaient assuré cours et T.D., ils seraient obligés de répondre par la négative et l’administration pourrait annuler l’année scolaire. Or, celle-ci comprenait trop peu ce qui se passait pour tenter une telle action aux conséquences incertaines. Et, secondo, on ne voit pas très bien comment profs et assistants se sentaient "obligés de répondre par la négative" dans la mesure où leur assiduité n’est pas contrôlée.
2. Le SNES-Sup a été jusqu’à chercher des possibilités de résoudre le conflit, d’y trouver des solutions.
3. Il s’est fractionné et seulement quelques-uns ont admis l’autonomie des étudiants, le fait que ceux-ci avaient bien l’initiative, et ont agi en conséquence.
Le contact avec les enseignants était de plus en plus difficile au fur et à mesure que le mouvement durait tant les intérêts étaient distincts et l’embarras dans lequel ils étaient mis transformait leur réunion hebdomadaire en la chose la plus comique possible.
Toutes ces considérations ne pourraient être développées sans connaître la manière dont s’est arrêté le mouvement. La mobilisation était très inégale entre la 1ère année qui en était à sa première grève, la 2ème divisée en deux et les 3èmes années qui n’étaient jamais là, et cette inégalité s’est reflétée au niveau des acquis de la lutte. Ceux-ci ont sanctionné la plus ou moins grande hégémonie au niveau du discours et des objectifs qui s’en dégageaient. En troisième année, à la fin du mois de mai, les choses étaient claires : il n’y a pas eu d’examens en février, il n’y a eu m cours ni T.D. au second semestre, il n’est pas plus question de passer des examens dans ces matières qu’en informatique, il n’est pas question de payer parce que la fac a cessé de fonctionner ; on rejetait sur l’administration et quelques individus les responsabilités d’une situation créée par et dans l’intérêt des étudiants et en conclusion on déclarait que si, officiellement, il n’est pas possible de changer les modalités d’examen en cours d’année, on le ferait officieusement, c’est-à-dire qu’il fallait des examens "bidons". A défaut juin, mais aussi septembre seraient boycottés. Voilà l’autonomie en milieu étudiant !
Face à cela, il y eut trois réactions :
1. l’administration, elle, baissait définitivement les bras, pourvu qu’on n’ébruite pas la chose et que quelques heures de cours aient tout de même lieu avant la fin de l’année. Il faut noter que les étudiants ont largement utilisé cette hantise.
2. les organisations gauchistes, qui n’avaient rien compris à ce mouvement dans lequel elles voyaient, au début, une occasion de faire descendre les étudiants de Nanterre dans la rue au cul de l’UNEF et de l’UNCAL contre la réforme Haby, pour la démocratisation de l’enseignement et contre la dévalorisation des diplômes, supportaient mal cette autonomie. Les accusations moralistes n’ont pas manqué : "les étudiants sont des fainéants, leur lutte est corporatiste, ils ne viennent même pas à la fac pour se mobiliser, ils n’ont même pas élu de comité de grève et ceux qui sont à la tête du mouvement jouent sur leurs instincts les plus bas...".
Quand les gauchistes ont vu la détermination de boycotter les examens en juin si l’administration ne cédait pas, ils ont changé de tactique et ont pensé créer par là une crise au niveau national. Ils ont dénoncé le compromis et les examens bidons comme des défaites car "on maintenait les apparences" et ont proposé de se battre pour le passage automatique dans tannée supérieure.
Ils ont bien cru tenir les choses en main, lorsque les 250 étudiants de troisième année ont subitement rejeté les propositions de l’administration. Ils ont mis en minorité ceux qui les défendaient et dans lesquels ils se reconnaissaient la veille et qui décrochaient, ne comprenant rien à cette attitude nouvelle qu’ils interprétaient comme un véritable suicide collectif [3]. Mais les gauchistes ont dû déchanter lorsque deux jours après les étudiants ont de nouveau changé de position, leur faisant comprendre qu’ils s’étaient tout simplement servis d’eux pour effrayer l’administration.
L’énorme bluff de cette masse d’étudiants "non mobilisés" qui utilisaient tantôt tel agitateur et son discours, tantôt tel autre, est parvenu à ses fins.
3. les assistants ont tenté d’engager le mouvement dans une lutte pour les "80 % en contrôle continu". Ils s’appuyaient pour cela sur une revendication qui n’est pas sans ambiguïté et sans danger. Ainsi faut-il connaître la réaction de telle assistante, qui ne se gêne pas d’ordinaire pour critiquer violemment l’école et à qui les étudiants expliquaient qu’il n’était intéressant de l’avoir comme prof en TD que dans la mesure où ils gagnaient une note garantie et qui s’est scandalisée d’un tel chantage. Les assistants sont à vrai dire dans une position ambiguë ; ils voient dans les 80 % le moyen de renforcer et de justifier le statut d’enseignant qu’ils réclament mais se rendent compte que cette position les obligera à noter réellement en fonction du travail fourni. Ainsi tentent-ils d’acculer les étudiants à bosser sans s’affronter à ceux-ci et entre tous les moyens utilisés, une sorte de comportement de semi-complicité doublé du tutoiement sont des plus efficaces. Les assistants demandent le salaire, même s’ils ne préparent pas leur thèse et veulent obliger les étudiants à faire exposés et mémoires sur n’importe quel sujet. Il suffit de voir combien leur place est privilégiée pour comprendre avec quelle légèreté ils ont poussé au boycott des examens de juin, alors que du point de vue de l’étudiant c’était pure folie.
Pure folie, en effet : il est aisé de comprendre qu’il était plus intéressant de passer des examens en juin avec moyenne assurée, contrôle ridicule et mobilisation toujours aussi forte sur des programmes inexistants, que d’obliger l’administration à ne pas valider les notes de TD, passer à l’offensive et nous obliger à préparer pendant les vacances la session de septembre. Une telle tentative de décapitation du mouvement avec la revendication des 80 % s’appuyait sur une minorité d’éléments issus de la bourgeoisie, rancuniers d’être prolétarisés et qui ne reculeraient devant rien pour réformer la fac et la transformer en une de ces écoles qu’ils n’ont pu suivre. Cette tentative vers la fin du mouvement n’a pas eu une grande importance eu égard au mouvement lui-même puisque ces individus ont été simplement les derniers à être efficaces pour dérouter l’administration.
Il serait particulièrement dangereux de vouloir, à propos de l’organisation des modalités de contrôle qui sanctionnent le rapport de force entre étudiants et appareil universitaire, de vouloir institutionnaliser et privilégier certaines formes par rapport à d’autres. Ainsi, alors qu’en 3ème année, chacun se réjouissait d’une éventuelle attribution de la note de TD comme note finale, un étudiant de 1ère année est venu expliquer que dans son TD, étant donné l’assistant, c’était le contraire qui serait le bienvenu. Cette année, en 4ème année, ce même assistant a, semble-t-il, changé d’avis et il donne des 14 aux devoirs collectifs recopiés les uns sur les autres.
Réclamer un poly, peut à certains moments être intéressant, mais l’institutionalisation de ceux-ci facilite l’atomisation des étudiants : chacun dans son coin pour bachoter et s’abrutir. Ainsi l’institutionalisation des systèmes d’UV et de contrôle continu par la loi Faure a permis de désorganiser totalement les étudiants, dans les facs de Lettres : l’année dernière, à Nanterre, celle-ci n’a pas été un seul jour en grève. On peut attribuer au système "bâtard" d’UP, de cours en amphi, d’UV, de coefficients et de TD actuellement en vigueur dans les facs de sciences-éco. la propriété d’être un facteur facilitant les luttes régulières dans ces fac [4].
On pourrait conclure :
1. qu’il serait intéressant de tirer de l’évolution de la situation en milieu étudiant des leçons à projeter sur la réforme Haby et sa tentative de casser les bases structurelles du mouvement lycéen ; entre autres par sa réforme du bac et l’introduction d’un système d’UV.
2. qu’il serait utile de mieux définir les rapports entre luttes de classes, lutte des jeunes, travail scolaire, diplôme et restructuration des appareils productif et scolaire.
3. que les étudiants ne sortiront pas de la fac (ainsi à Nanterre il y a une coupure complète entre la fac et la cité immigrée située à 300 mètres) tant qu’on ne théorisera pas la lutte contre le travail scolaire et pour "le diplôme pour tous" afin d’en dégager, non pas des significations corporatistes ou réformistes, mais un élément de recomposition du mouvement étudiant qui débouche et nécessite la revendication du salaire.
La fac restera un ghetto aussi longtemps que cet objectif qui se place directement sur le terrain social ne sera pas dégagé. En effet, sur le seul terrain de la lutte contre le travail, des acquis substanciels ont été ou peuvent être obtenus. Dans ce sens, passer à un stade supérieur au niveau des formes de lutte sur ce seul terrain, avec toutes les difficultés que cela comporte [5], ne se justifie pas : ainsi quel intérêt peut-il y avoir à se payer un affrontement avec l’État et son appareil policier pour tenter d’officialiser ce qui est déjà acquis sur le terrain ? Tandis qu’il serait dommage de laisser cette revendication du salaire gérée par ces gens qui en feraient un moyen de contrôle, alors qu’elle peut être un moyen de recomposition puissant du mouvement étudiant.
Décembre 1975.