Per l’autonomia, Per il comunismo - Bologna, 1977
Articolo pubblicato online il 26 luglio 2013

di ArchivesAutonomies

Extrait de DOSSE François, "Deleuze et Guattari et la contestation italienne dans les années 1970", in LAZAR Marc et MATARD-BONUCCI Marie-Anne, L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Autrement "Mémoires/Histoire", 2010, p296-300

Pour riposter contre la politique répressive et reprendre l’initiative, tous les collectifs alternatifs, l’Autonomie ouvrière, tous les courants de l’extrême gauche italienne se donnent rendez-vous pour un grand rassemblement, un grand colloque dans la ville de Bologne du 22 au 24 septembre 1977. Une conférence de presse se tient à Paris le 20 septembre, organisée par les intellectuels français signataires de l’appel contre la répression de la dissidence italienne. Ils rédigent pour l’occasion un autre appel destiné à être lu pendant les rencontres de Bologne. Cet appel, rédigé pour l’essentiel par Gilles Deleuze, entend dissiper les malentendus suscités par le premier texte, dont le caractère d’accusation unilatérale a été si vivement ressenti en Italie ; il vise l’apaisement :

Nous ne confondons pas les formes ni les niveaux de répression en RFA, en Italie, en France. Par exemple, en France, nous avons la loi anticasseurs ; l’Italie a la loi Reale : nous savons que ce n’est pas la même chose. Par exemple encore, la RFA à force de nier ou d’interdire tous les conflits au nom d’une société soi-disant fonctionnelle ne laisse pas d’autre possibilité que l’action terroriste à l’opposition de gauche. [...] Nous n’avons jamais comparé l’Italie et le Goulag. Nous n’avons jamais prétendu mener une action systématique contre le PCI. Nous n’avons strictement rien à voir avec les nouveaux philosophes ni avec leur antimarxisme, ni avec un antimarxisme quelconque. Nous constatons seulement que le PCI est le premier parti communiste en Europe de l’Ouest à ne plus être dans l’opposition... Nous n’opposons pas un spontanéisme des masses à une organisation du Parti (PCI), mais nous croyons au caractère constructiviste de certaines agitations de gauche qui ne passent pas nécessairement par le compromis historique.

Le PCI, qui gère la ville, crie à la provocation et Enrico Berlinguer, son secrétaire, dénonce les "porteurs de peste" ("Untorelli" [1]). Le 11 septembre, les quotidiens italiens publient à la "une" une lettre de Félix Guattari qualifiée par La Repubblica de "défi ouvert", dans laquelle il rappelle au maire de Bologne, Renato Zangheri, que son attitude allait peser lourd sur la possibilité de tenir un "débat ouvert" et d’instaurer un "climat nouveau". Des rencontres ont lieu entre les organisateurs de ces journées et les autorités de la ville ; des accords sont passés pour que les très nombreux participants attendus puissent être ravitaillés en sandwichs et en tortellini. De frustes mais consistants repas seront en effet proposés à des prix dits "politiques", pour 500 lires, soit 3 francs. Peu de temps avant le rassemblement, à la mi-septembre, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir accordent un entretien à Lotta Continua. Sartre affirme ne plus être marxiste depuis deux ou trois ans, reconnaît que la définition de la répression exercée par le compromis historique telle qu’elle a été formulée dans le premier appel est restée bien imprécise, mais il ajoute : "Je ne puis accepter qu’un jeune militant soit assassiné dans les rues d’une ville gouvernée par le Parti communiste. [...] Je me mets du côté du jeune militant." Il précise aussi qu’il n’y a rien entre lui et les nouveaux philosophes qui sont des gens de droite, sauf un, précise Simone de Beauvoir, Glucksmann, que nous estimons beaucoup.
On attendait les prédateurs, on assiste au contraire à un rassemblement de trois jours aux dimensions dantesques pour une ville de dimension moyenne comme Bologne, occupée par 80 000 personnes dans le plus grand calme, sans mise à sac, sans violence, ce qui, compte tenu du climat de tension et de la dimension des foules rassemblées, relève du pur exploit. Toute la bande de Guattari est là, dans les rues de Bologne en septembre 1977, en état de sidération. Il y a là toutes les composantes de l’extrême gauche italienne : de son aile terroriste au courant de l’Autonomie ouvrière, en passant par les "Indiens métropolitains", les féministes, les homosexuels, les "gouines rouges"... Les militants du PCI se font discrets dans leur propre ville vitrine du compromis historique contesté. Ils ont même dû assurer le gîte et le couvert pour ces dizaines de milliers de jeunes durant ces trois jours de mobilisation. Un accord tacite a été conclu avec les Brigades rouges (BR) pour qu’elles renoncent à toute violence. Habilement, les BR respecteront ce pacte, mais elles profiteront de leur démonstration de force pour recruter en masse en cette occasion unique qui leur est offerte de pouvoir défiler publiquement en toute impunité. Durant ces trois journées, on défile jour et nuit dans les rues de Bologne, on débat partout et surtout au palais des sports où des milliers de personnes viennent au forum permanent où l’on discute tactique, stratégie, suggestions d’abolition du travail... Des fenêtres de la mairie de Bologne, les hiérarques du PCI assistent impuissants à cette marée humaine multicolore.
Guattari est, bien sûr, présent en héros à Bologne. Considéré comme un des inspirateurs essentiels du gauchisme italien, il assiste à ces défilés dans le plus grand bonheur de voir ses thèses devenir force sociale et politique. Au lendemain de ce rassemblement, la grande presse quotidienne et hebdomadaire affiche la photo de Guattari en couverture comme l’initiateur et le concepteur de cette mobilisation. Guattari devient tout à coup un héros international, le Daniel Cohn-Bendit de l’Italie. On fait de lui, plus qu’une vedette, un monstre sacré : "Quand il marchait dans les rues de Bologne, tout le monde se précipitait pour le saluer, le toucher, l’embrasser. C’était fou, inouï. C’était Jésus marchant sur les eaux. Moi, j’étais très content parce que j’en recevais quelques gouttes", se souvient Gérard Fromanger. L’éditeur Christian Bourgois, ulcéré par la campagne des Italiens contre les intellectuels français qui s’en est prise particulièrement violemment à Sartre, décide de se rendre à Bologne avec Yann Moulier-Boutang pour s’expliquer. Il participe aux défilés aux côtés d’Henri Weber, alors leader de la ligue communiste révolutionnaire. Il en éprouve un sentiment d’irréalité en se disant qu’ils avaient à un si petit nombre provoqué un tel mouvement de masse, et en même temps un sentiment d’effroi, car cela pouvait dégénérer et, dans ce cas, ils auraient été complètement irresponsables. Il est, par ailleurs, sidéré par la grande leçon de politique italienne donnée par les communistes italiens, car on ne les voyait pas [2]. Ils étaient dans les couloirs des immeubles, sur le parcours, dans les cours intérieures. La police surveillait la ville, mais restait à l’extérieur. Parmi la délégation française, on trouve le juriste Gérard Soulier ainsi que l’instigateur essentiel de ce rassemblement, Yann Moulier-Boutang, tôt lié aux Italiens du mouvement autonome dans lequel il se reconnaît politiquement. Militant actif depuis 1968 à Censier dans des collectifs, il se propose dès 1970 d’héberger des camarades italiens. Communiste plutôt libertaire, il est alors de sensibilité Cahiers de Mai. En 1972, il organise un meeting à Jussieu avec des représentants de Lotta Continua (LC) et de Potere Operaio. En 1973-1974, il se mobilise dans des collectifs immigrés, insistant sur le caractère autonome de leur mouvement : cette idée d’autonomie lui vient des Italiens. C’est en travaillant sur cette appropriation par le mouvement français d’orientations italiennes et en militant aux côtés de Montesano que Yann Moulier-Boutang fait la connaissance en 1977 de Guattari et s’engage dans la création du Cinel pour la libération de Bifo.
À Bologne, Moulier-Boutang et Guattari tombent sur Bernard-Henri Lévy, qu’ils font sortir de force de la manifestation. Dans le cortège, toutes les composantes n’avaient pas une allure bon enfant ; il y avait plusieurs milliers de brigadistes avec leur passe-montagne sur la tête, brandissant leurs armes. Cette démonstration de force a été favorable à l’ascendant qu’ont gagné les BR sur une bonne partie du mouvement.