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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Discours de Lénine sur ses thèses
Troisième journée – 4 mars 1919
Article mis en ligne le 14 mars 2019
dernière modification le 5 mars 2019

par ArchivesAutonomies

Camarades, j’aurais voulu ajouter quelques mots aux deux derniers points. Je pense que les camarades qui doivent nous faire le rapport sur la conférence de Berne nous donneront plus de détails.

Tout au long de cette conférence, aucun mot n’a été prononcé sur la signification du pouvoir soviétique. Depuis deux ans, en Russie, nous discutons cette question. En avril 1917, à la conférence du parti, nous avions déjà posé cette question sur le plan théorique et politique : "Qu’est-ce que le pouvoir soviétique ? Quel en est le contenu ? Quelle est sa signification historique ," Voilà presque deux ans que nous discutons de cette question, et nous avons lors de notre congrès du parti adopté là-dessus une résolution [1].

La Freiheit de Berlin a publié le 11 février un appel au prolétariat allemand, signé non seulement des dirigeants du Parti indépendant social-démocrate d’Allemagne, mais aussi de tous les membres de sa fraction au Reichstag. En août 1917, le plus éminent des théoriciens de ces indépendants, Kautsky, a écrit dans sa brochure La Dictature du prolétariat, qu’il était pour la démocratie et les organes soviétiques, mais que ces derniers ne devaient avoir qu’un rôle économique et ne devaient absolument pas être considérés comme des organes du pouvoir d’Etat. Kautsky reprend la même thèse dans les numéros de Freiheit du 11 novembre et du 12 janvier. Le 9 février, c’est un article de Rudolf Hilferding [2], considéré également comme la plus éminente autorité de la II° Internationale sur le plan théorique. Hilferding propose de combiner le système des conseils avec l’assemblée nationale par voie législative. C’était le 9 février. Le 11 février, cette proposition était adoptée par le parti indépendant et publiée sous forme d’appel.

Quoique l’assemblée nationale existe déjà, même après la réalisation de la "démocratie pure", après que les plus grands théoriciens de la social-démocratie indépendante aient pris position sur le fait que les organisations soviétiques ne devaient pas être des organisations d’Etat, après tout cela, les hésitations reprennent de plus belle. Mais cela prouve aussi autre chose, à savoir que ces gens-là n’ont vraiment rien compris du nouveau mouvement et de ses conditions de lutte. Et cela prouve encore autre chose : qu’il doit bien exister des causes, des conditions qui provoquent ces hésitations.

Après tous ces événements, après presque deux ans de révolution victorieuse en Russie, quand on nous propose des résolutions comme celle de Berne où il n’est dit mot sur les soviets, sur leur signification, où aucun délégué, dans aucun discours, n’a soufflé mot sur cette question, alors je crois que nous pouvons à bon droit affirmer que pour nous tous ces gens sont morts en tant que socialistes et en tant que théoriciens.

Mais pratiquement, du point de vue politique, camarades, c’est une preuve qu’un profond mouvement se déroule au sein des masses, quand ces indépendants qui avaient pris position en théorie, sur le terrain des principes, contre ces organisations d’Etat proposent brusquement une absurdité pareille : la combinaison "pacifique" de l’assemblée nationale et du système des• conseils, c’est-à-dire de la dictature de la bourgeoisie et de la dictature du prolétariat. Nous voyons à quel point ils ont tous fait faillite sur le plan du socialisme et de la théorie, et quels changements immenses se sont produits dans les masses. Les masses arriérées du prolétariat allemand viennent vers nous, sont déjà venues à nous ! La signification, du point de vue du socialisme et de la théorie, du parti indépendant des social-démocrates allemands, de la partie la meilleure de la conférence de Berne est tout à fait nulle, mais elle garde néanmoins une certaine signification en ce que ces éléments hésitants nous permettent de mesurer l’état d’esprit de la partie arriérée du prolétariat. C’est en cela que consiste, à mon sens, la portée historique de cette conférence. Nous avons connu un phénomène semblable au cours de notre révolution. Nos mencheviks ont suivi à peu près le même chemin que les théoriciens des indépendants en Allemagne. D’abord ils étaient pour les soviets, quand ils y étaient en majorité. Alors on entendait : "Vivent les soviets !" et "Pour les soviets", "Les soviets sont la démocratie révolutionnaire !". Mais lorsque nous, bolcheviks, avons conquis la majorité dans les soviets, alors ils disaient que les soviets ne devaient pas exister à côté de l’assemblée nationale et certains théoriciens mencheviks proposaient presque un système identique de combinaison entre les soviets et l’assemblée constituante pour les organiser dans le cadre de l’Etat. Cela démontre une fois de plus que le cours général de la révolution prolétarienne est le même dans le monde entier. Au début, formation spontanée de soviets, puis leur extension et leur développement, après quoi la question pratique qui se pose : "Soviets ou assemblée nationale, assemblée constituante ou parlementarisme bourgeois" remplit de la confusion la plus complète les dirigeants, et enfin la révolution prolétarienne. Je crois cependant qu’après deux années de révolution, nous ne devons plus poser la question en ces termes, mais faire des propositions concrètes, car l’extension du système des conseils constitue pour nous, particulièrement pour la majorité des pays d’Europe occidentale, la tâche la plus importante.

Je ne voudrais citer ici qu’une résolution des mencheviks. J’avais demandé au camarade Obolenski de me la traduire en allemand, il me l’avait promis, malheureusement il est absent. Je vais essayer de la répéter de mémoire, car je n’en ai pas ici le texte complet.

Il est très difficile pour un étranger qui n’a jamais entendu parler du bolchevisme, de se faire par lui-même une idée sur nos divergences. Tout ce que les bolcheviks disent, les mencheviks le contestent, et vice versa. Naturellement, il n’en va pas autrement dans la lutte et c’est pourquoi il est d’une immense importance que la dernière conférence du parti menchevique en décembre 1918 ait adopté une résolution longue et détaillée qui a été intégralement publiée dans leur journal Gazeta petchanikov [3]. Ils nous font dans cette résolution un bref exposé de l’histoire de la lutte des classes et de la guerre civile. Cette résolution dit qu’ils condamnent les groupes de leur parti qui sont alliés aux classes possédantes, dans l’Oural, dans le Sud, en Crimée, en Géorgie et énumère toutes ces régions. Tous les groupes du parti menchevique qui se sont alliés aux classes possédantes contre le pouvoir soviétique sont condamnés maintenant dans cette résolution, mais son dernier point condamne également ceux qui se sont ralliés au communisme. Ainsi nous constatons d’abord que les mencheviks sont obligés d’admettre qu’il n’y a pas d’unité dans leur parti et qu’ils se sont rangés les uns du côté de la bourgeoisie, les autres du côté du prolétariat. La majeure partie des mencheviks s’est rangée du côté de la bourgeoisie et nous a combattus pendant la guerre civile. Bien entendu nous les poursuivons, nous allons même jusqu’à les fusiller quand ils combattent contre nous, contre notre Armée rouge, quand ils fusillent nos officiers rouges. A la guerre de la bourgeoisie, nous répondons par celle du prolétariat : il ne saurait y avoir d’autre issue. Du point de vue politique, ce n’est donc qu’une hypocrisie menchevique. Historiquement parlant, on ne peut pas comprendre comment, à la conférence de Berne, sur mandat des mencheviks et des s.r., des gens qui n’ont pas été officiellement reconnus fous peuvent parler de la lutte des bolcheviks contre eux, mais se taire sur les combats menés par eux aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Tous parlent avec violence contre nous, parce que nous exerçons la répression contre eux. C’est vrai. Mais pas un mot de leur part sur leur propre participation à la guerre civile ! Je crois que je devrais remettre le texte complet de cette résolution pour le procès verbal et attirer l’attention des camarades étrangers sur cette résolution, car elle constitue un texte historique qui pose la question correctement et fournit le matériel le meilleur pour apprécier les divergences entre les tendances "socialistes" en Russie. Entre le prolétariat et la bourgeoisie, il existe une classe, des gens qui penchant tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, comme il en a toujours été dans les révolutions, et il est absolument impossible que, dans la société capitaliste, où le prolétariat et la bourgeoisie constituent deux camps ennemis, il n’y ait pas de couches intermédiaires. Elles sont historiquement nécessaires et, malheureusement, de tels éléments hésitants qui ne savent pas eux-mêmes de quel côté ils combattront demain, existeront encore assez longtemps.

J’ai à faire une proposition pratique, d’adopter une résolution dans laquelle trois points seraient expressément mentionnés :

Premièrement : Une des tâches essentielles pour les camarades des pays d’Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l’importance et la nécessité du système des conseils. Sur ce point, l’incompréhension l’emporte. S’il est vrai que Kautsky et Hilferding ont fait faillite comme théoriciens, il n’est pas moins vrai que les derniers articles de Freiheit prouvent qu’ils reflètent fidèlement l’état d’esprit des éléments arriérés du prolétariat allemand. Chez nous aussi, il en a été ainsi : pendant les huit premiers mois de la révolution russe, la question des soviets a été très discutée et les ouvriers ne comprenaient pas toujours bien en quoi consistait le nouveau système et s’il était possible, à partir des conseils de faire un nouvel appareil d’Etat. Dans notre révolution, nous avons progressé par l’action pratique, non par la théorie. Par exemple, au début, nous n’avons pas posé correctement sur le plan théorique la question de la constituante, et nous ne disions pas que nous refuserions de la reconnaître. Ce n’est qu’ultérieurement, quand les organisations soviétiques se sont étendues à tout le pays, et y ont conquis le pouvoir politique, que nous avons décidé de la dissoudre. Aujourd’hui nous voyons que la question se pose de façon beaucoup plus aiguë en Hongrie et en Suisse. D’un côté, c’est excellent, car nous en tirons la ferme conviction que la révolution avance plus vite dans les pays d’Europe occidentale et elle nous apportera de grandes victoires. D’autre part, il existe là un réel danger, celui que la lutte soit si impétueuse que la conscience des masses ouvrières ne puisse épouser pas à pas son développement. Aujourd’hui encore, la signification du système des conseils n’est pas encore claire pour la grande masse des ouvriers allemands politiquement formés, parce qu’ils ont été éduqués dans l’esprit du parlementarisme et des préjugés bourgeois.

Deuxièmement : au sujet de l’extension du système des conseils. Lorsque nous apprenons à quelle vitesse les conseils se répandent en Allemagne et même en Angleterre, cela constitue pour nous la meilleure preuve que la révolution prolétarienne l’emportera. On ne saurait la retarder que pour peu de temps. Mais c’est autre chose quand les camarades Albert et Platten nous informent que, chez eux, dans la campagne, parmi les ouvriers agricoles et les petits paysans, il n’y a presque pas de conseils. J’ai lu dans Die Rote Fahne un article contre les conseils de paysans, mais se prononçant tout à fait correctement pour des conseils d’ouvriers agricoles ou de petits paysans [4]. Le mot d’ordre de la bourgeoisie et de ses laquais, les Scheidemann et Cie, était déjà : conseils de paysans. Mais nous n’avons besoin que des conseils d’ouvriers agricoles et de petits paysans. Malheureusement, nous apprenons par les rapports des camarades Albert, Platten et autres, que — sauf en Hongrie — rien n’a été fait pour l’extension dans les campagnes du système des conseils. C’est peut-être là que réside un danger pratique plus grave encore pour la victoire certaine du prolétariat allemand. La victoire ne peut être assurée que lorsque non seulement les ouvriers des villes mais aussi les prolétaires des campagnes seront organisés, et non pas comme avant en syndicats et coopératives, mais organisés en soviets. Pour nous la victoire a été plus facile parce qu’en octobre 1917 nous avons marché avec la paysannerie, toute la paysannerie. A ce moment-là, en ce sens, notre révolution était une révolution bourgeoise. Le premier pas de notre gouvernement prolétarien a été de reconnaître, dans la loi du 26 octobre (ancien style) 1917, le lendemain même de la révolution, les vieilles revendications de l’ensemble de la paysannerie, déjà formulées auparavant sous le gouvernement Kerensky par les conseils et les unions paysannes. C’est là ce qui faisait notre force, et pourquoi nous avons aussi facilement acquis une majorité écrasante. A ce moment-là, pour les campagnes, pour le village, notre révolution demeurait encore une révolution bourgeoise, et ce n’est que plus tard, après six mois, que nous avons été obligés, dans le cadre de l’organisation d’Etat, d’organiser la lutte des classes dans les villages, de créer systématiquement, dans chaque village des comités de paysans pauvres, de semi-prolétaires, et de les entraîner de façon systématique à la lutte contre la bourgeoisie rurale. Chez nous, c’était inévitable à cause du caractère arriéré de la Russie. Il en ira autrement en Europe occidentale, et c’est pourquoi nous devons souligner que l’extension du système des conseils à la population rurale sous des formes appropriées et peut-être nouvelles est une absolue nécessité.

Troisièmement : nous devons dire que la conquête d’une majorité communiste dans les soviets constitue la tâche principale dans tous les pays où le pouvoir des soviets ne l’a pas encore emporté. Notre commission des résolutions a étudié hier ce problème. Sans doute d’autres camarades feront-ils des rapports sur cette question, mais je voulais proposer d’adopter ces trois points dans une résolution particulière. Personne ne peut certes tracer à l’avance la voie du développement de la révolution. Il est très vraisemblable que la révolution, dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, éclatera très prochainement, mais ce que nous autres, en qualité de partie organisée de la classe ouvrière et de parti, nous cherchons et devons chercher, c’est la conquête d’une majorité dans les conseils. Alors notre victoire sera assurée, et aucune force ne sera en mesure d’entreprendre quoi que ce soit contre la révolution communiste. Autrement la victoire ne sera pas si facile ni durable. Je voudrais donc également proposer d’adopter ce troisième point sous la forme d’une résolution particulière.