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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le front des luttes : le tournant de l’hiver 78
{Autonomie pour le communiste}, n°4, 2 Juin 1979, p. 2.
Article mis en ligne le 6 mai 2013
dernière modification le 18 novembre 2013

par ArchivesAutonomies

[/"Si on bouge sans les syndicats
on se fait traiter d’autonomes
"
Un ouvrier de la Solmer
(Libération du 24 mai 79)/]

Le pari presque gagné de Barre

Lorsque furent connus à la fin du mois de janvier, un peu avant les événements de Lorraine, les chiffres des grèves, des augmen­tations de salaires. le rythme de l’inflation, les patrons et le gouvernement entrent bien avoir gagné le pari que représentait la 3e phase du plan Bure. L’Impératif d’augmentation de la productivité par "dé­graissage" des structures industrielles, la restauration des marges de profit comme préalable à une reprise des investissements, essentiellement par le biais du containement des salaires semblaient fonctionner. Le rythme de hausse du salaire horaire très rapide après les élections de mars 78 ne s’était pas prolongé au 4e trimestre. Dix fois moins de grèves qu’en 1977 : 106 000 journées de travail perdues contre 1 231 000 en 77 et 946 300 en 1976 : la trêve électo­rale puis la déroute de la gauche avaient fait leur œuvre. La rupture du front des partis de gauche et la désunion syndicale permit au gouvernement d’ouvrir les dossiers pendants depuis 1974. Sur le plan industriel, la restructuration du textile, des chantiers navals, de l’aéro­nautique et surtout le sort de la sidé­rurgie. Sur le plan social la liberté des prix, la hausse des tarifs publics, la "li­béralisation" progressive des loyers (la mesure a encore été reportée récemment pour les loyers bloqués par la loi de 1948) ne suscitèrent pas de rejet compara­ble aux ordonnances de 1967 sur la sécu­rité sociale. Presque tous les grands conflits étaient consacrés à la défense de l’emploi (Boussac, Terrin, Manufrance, S.F P. ).
Rares furent les chroniqueurs qui ne pa­rièrent pas sur la transformation de l’essai marqué par la droite aux élections de mars 78. D’autant plus qu’aucune échéance électorale intérieure ne devait troubler le climat social jusqu’aux présidentielles. La CFDT quitta le navire de l’Union de la gauche la première. La gauche révolution­naire elle, se mit à parler de reflux. Le trotskysme suivant fidèlement le Parti communiste ressers les rangs pour la traversée du désert. Quant à la brèche ou­verte par les écologistes elle avait été métho­diquement et astucieusement comblée par le jeu institutionnel auquel nos papillons de la politique se brûlèrent les ailes, et par l’épreuve de force sur le terrain des grands centrales (sauf en Bretagne où le pro­gramme nucléaire ne passe toujours pas).

Vendre la peau de l’ours...

Lorsque vers la fin de janvier éclata la bombe de Longwy, bientôt relayée de Denain. de Sedan, ce fut l’ahurissement : ta France se réveilla avec une classe ouvrière insurrectionnelle comme en 1953 à Saint- Nazaire, à Decazeville en 1963. A la fran­çaise . Tours dont on avait un peu vite vendu la peau à Matignon s’annonça chez les maquignons arrogants. Tout le monde sentit alors avec un bel ensemble que tout compte fait le 3e Plan Barre et le régime n’avaient pas gagné la partie. Jusque là on ne croyait guère à autre chose qu’à la contestation marginale des petits rigolos autonomes. Un régime qui se fait tirer dessus par les ouvriers ne se relève pas si facilement. La Corse à Aléna, les viticulteurs à Montredon c’est une chose : les sidérur­gistes c’est une autre paire de manche. Les conséquences sur le mouvement révolu­tionnaire seront incalculables.
Pourtant tout cela n’est pas sorti d’un chapeau de prestidigitateur. C’est tout de suite après les élections de mars, et surtout vers la fin de l’année que sont apparus les signes avant coureurs Les grèves étaient certes plus rares, mais elles étaient plus longues, plus dures. Cortèges internes, sé­questrations, occupations, piquets, interven­tion des CRS, affrontements sont devenus monnaie courante. Cernons les grande » caractéristiques nouvelles apparues alors.

Sortir de l’usine

L’extension des luttes ouvrières hors de l’enceinte de l’usine est devenu un irait constant Elle s’est opérée sous plusieurs formes.) Le cortège ouvrier qui sort dans les quartiers pour rechercher l’ennemi là où il est : blocages de routes, de trains, occupations de lieux publics, de moyens de communications (radios et télévisions locales) ; mairies, préfectures, perceptions, commissariats ont été plus visités qu’autre- fois. 2) Les structures de soutien territo­riales surtout dans les régions menacées de façon vitale dans l’emploi. Le système des notables (nouveaux qui s’étalent préparés à la victoire de la gauche) se sont trouvés utilisés : députés, maires, conseillers géné­raux. Pensons à la lutte contre les centrales ou bien à Saint-Charnond 3) L’apparition des franges les plus combatives dans les rassemblements, les journées organisées par les syndicats et la gauche (Le Pellerin, Brest, La Hague). Les manifestations ont été détournées presque systématiquement comme on avait pu le constater à Paris. Et la réaction du pouvoir sur le "droit de manifestation", c’est-à-dire l’utilisation conjuguée de la loi anti-casseurs et des flagrants délits vise cette nouvelle réalité de la lutte de classe. 4) Lorsqu’il s’agissait de riposter à la répression patronale ou policière des cortèges peu nombreux, mais déterminés ont balayé des rues, affronté la police des heures durant, vidé les milices patronales (Caen, Saint-Nazaire, Nantes, Marseille pour les lycéens, Saint-Chamond)

Entamer le pouvoir central

Ces luttes ont recherché l’affrontement avec les représentants de l’État. Elles ont refusé de se laisser canaliser vers la lutte contre le patron individuel tout en laissant intact l’État le patron collectif. Bref une lo­gique qui est exactement l’inverse du réformisme qui suppliait à Longwy et ailleurs de "rentrer dans l’usine" et de s’en tenir quand on en sortait à des objectifs symbo­liques. La CFDT dans cette optique voulait organiser un grand repli sur l’entreprise prétextant de l’absence de débouchés institutionnels et politiques après l’échec à long terme de l’Union de la gauche. Mais en raison même de l’échec de mars 78, les luttes ouvrières ont privilégié les cibles centrales, la lutte ouverte, les objectifs unifiants. Aucune victoire locale ne parait en effet possible si le chantage silencieux du rapport de force global n’est pas bruyamment entamé.
Force est bien de constater que l’émeute, la violence sont devenus des moyens d’obtenir ce qui s’obtenait autrefois par la grève. Et il n’y a plus de pouvoir ouvrier qui tienne si l’on ne fait pas rentrer sérieusement cet élément en ligne de compte.

Contamination et composantes

Les dernières luttes ont opéré une conta­mination, un dépassement des catégories, des cases dans lesquelles nous avions pris l’habitude de les ranger après 1968. Il ne s’agit pas d’une fusion des composantes de la lutte de classe, ni d’une unité popu­laire. La plupart des composantes, des acteurs des luttes ont conservé leur autono­mie, et sont restés isolés en tant que tels. Il suffît de penser à la longue marche des Sonacotra par exemple. En revanche on assiste de plus en plus à une contamination, à des glissements ponctuels de certains comportements (radicalité, violence, affron­tement immédiatement centralisé même lors­que cela s’est produit trop vite). Certains objectifs de lutte également sont passés d’une catégorie sociale à une autre. A cela rien d’étonnant : c’est en combattant le même ennemi, et c’est dans la lutte qu’on découvre l’identité possible de projet poli­tique. Il ne saurait donc y avoir de fédéra­tion des autonomies à froid. Et tous les pro­jets de ce type, répétés pieusement et sans conviction passent à côté des possibilités réelles et présentes de regroupement. Les espaces de communication, de transmission des comportements, n’excluent donc pas, au contraire l’importance des avant-gardes, le rôle des minorités.
A priori, ces luttes que nous avons connues semblent échapper à une explication en termes de composition de classe. En fait elles n’échappent pas à une analyse qui re­cherche une unité dans une logique de la séparation, elles la précédent et la condi­tionnent. La lutte ouverte est la condi­tion sine qua non d’une recomposition de classe.

Un contenu : l’autonomie ouvrière par rapport au syndicat

C’est sans doute une caractéristique essentielle de la période. L’hégémonie organisationnelle incontestée des syndicats depuis 1972-73 (tournant pris par les Comités de lutte d’atelier de la Gauche pro­létarienne qui ne sont plus anti-syndicaux. cf. ensuite Lip) a vécu au niveau de l’usine, mime si elle se maintient dans la fonction publique On peut en suivre fidèlement la trace à la répression et la reprise en main (dissolution de sections, voire d’Unions locales ou départementales : Usinor. BNP, Renault, Berliet, région lyonnaise pour la CFDT, La Ciotat pour la CGT). Et ce mouvement ira croissant. L’intransigeance des patrons dans les conflits, le problème d’établir un rapport de force au niveau social en dehors de l’usine, le problème de capacité offensive engendre avec chaque lutte autant de terrain pour l’autonomie ouvrière. La question clé deviendra dans les mois qui viennent comment des groupes d’ouvriers peuvent-ils aujourd’hui se structurer pour faire de la politique pour leur propre compte en dehors du cadre syndical ? Autour de quels instruments ? (Journal radio, comité de quartier, groupe d’usine ?)

Début d’hégémonie de l’ouvrier social

C’est aujourd’hui dans toute la classe ouvrière que commencent à se diffuser le type de lutte, d’organisation et d’objectifs qui n’étaient pratiqués jusqu’alors que par quelques secteurs de classe très particuliers. Grèves des impôts, des loyers ou occupation des HLM annoncée à Longwy, participation des enfants à la lutte des sidérurgistes ; brèche ouverte dans le système de retraite, de reclassement, maintient d’un équivalent des 90%, contestation du monopole de l’information, auto-réductions et fermeture des commerçants (même de ceux qui ne voulaient pas) lors des opérations villes mortes.
Et la composition de classe, là-dedans ? De la contamination spontanée à une fusion ? Peut-on y arriver ? Comment ?

Le brouillage des anciennes divisions

Certains ne voient dans ces "débordements" que l’annonce d’une division de deux classes ouvrières (garantie/précaire) qui serait le principal danger. Et nous entendons le refrain (déjà amplement entendu avec les immigrés) : ne divisez pas la classe ouvrière, union avec les organisations du mouvement ouvrier pour combattre ce fossé qui risque de devenir mortel. Vous donnez comme acquise une division qui est en train de se créer : il ne faut à aucun prix accentuer la déchirure (cf. l’argumentation de l’OCT là-dessus et surtout le thème princi­pal du Congrès de la CFDT à Brest). Nous répondons que cette division il aurait fallu en parler et agir contre elle bien avant, avant qu elle soit devenue une réalité maté­rielle et qu’elle ait engendré les premières formes de riposte. En 1972, qui parlait de la division français qualifié s/immigrés non qualifiés se faisait traiter de diviseur. Mais il y a plus. Ce nouveau discours de Maire est à nouveau en retard d’une rame au moins.
Actuellement, ce à quoi nous assistons c’est justement que les secteurs les plus garantis de la classe ouvrière et du tertiaire (y compris dans U fonction publique) se retrouvent précarisés à leur tour (par le chô­mage partiel, restructuration d’autant plus violente qu’elle a été retardée) ; et d’autre part certains secteurs précaires parviennent à s’organiser (et cela se traduit par un mou­vement de masse qui utilise également les mécanismes de négociation syndicale). Bref aujourd’hui tout le mêle et c’est dans ce contexte qu’on assiste à la "contagion" du virus autonome. La division garantis/précaires, comme les autres grandes divi­sions (qualifiés/non qualifiés, jeunes/adultes, hommes/femmes, immigrés nationaux/mi­grants de la 2e génération/vieux immigrés) sont des faits matériels et non une idéologie commode de plus qui poserait sa candida­ture à la succession de la bonne idéologie de l’unité dans le grand parti ouvrier. Ces clivages évoluent. Il y a plusieurs types de garantis de précaires. Presque un continuum ininterrompu. En fonction des luttes, du système juridique, des initiatives patronales, des ripostes et des dispositifs défensifs des syndicats. Il appartient à une enquête sys­tématique et continuelle de vérifier ces évolutions.
Un exemple ; il est évident que les stages Barre, devenus un Pacte pour l’emploi des jeunes passés chaque année ont modifié la structure du travail précaire, fait passer de nouveaux clivages. Comment ? Dans quelle direction ? Où reprendre l’initia­tive, voilà une question nécessaire ?
Des pôles de classe qui traversent les vieilles divisions, on en citera quelques exemples : jeunes chômeurs et lycéens des CET présents dans les derniers affron­tements de Longwy, vieux métalos des affrontements de février, ouvriers garantis des arsenaux de Cherbourg qui ont brûlé la tribune d’inauguration pour le lancement du dernier sous-marin nucléaire, technicien du nucléaire qui découvre la lutte contre les chefs à travers le "sabotage nucléaire", femmes ouvrières (à Moulinex, à Borg les Orgues), jeunes lycéens de Marseille, mani­festants de Saint-Lazare ou du 23 mars, trouffions qui ont saccagé ce train de la SNCF, jeunes postiers de Trappes dans les nouveaux centres de tri créés après la grande grève de 1974.
La seule division qui demeure la plus nette est celle de la province avec les grandes métropoles (Paris, Lyon). Dans les dernières luttes on a vu surtout bouger : 1) la ceinture industrielle de l’Ouest qui résultait de la décentralisation des années soixante (grande région parisienne comprise) ; 2) les vieilles régions industrielles ; le Nord, l’Est et les départements de la Loire.
Les grandes métropoles se sont plutôt manifestés par des luttes ouvertes des tertiaires (service public, assurances, banques). Cette division contribue sans doute à expliquer la différence qui existe aujourd’hui entre l’autonomie parisienne (liée au travail précaire, aux jeunes) et les pôles beaucoup plus ouvriers qu’on trouve en province.

De Longwy à la Solmer

À l’émeute ouvrière a succédé la tractation. Le gouvernement a dégagé précipitamment des mesures (pré-retraite à cinquante ans, reclassement, salaire garanti un an, création d’usines produisant... de la reconversion ou de l’attente pour occuper les ouvriers chômeurs). Le coût de ces mesures n’est pas rien : 700 milliards de francs. Seulement, cela n’a pas ramené le calme : la classe ouvrière n’est pas à vendre, surtout pour ce prix. Et même si à terme les plus vieux sidérurgistes prendront ce qu’ils ont gagné, il reste tous les jeunes qui se sont battus dernièrement.
Mais cette tractation que le gouvernement voulait isoler au cas lorrain, se présente aujourd’hui globalement dans toute la sidérurgie. La reprise des luttes salariales à la Solmer de Fos, et les mouvements qui touchent Usinor (malgré la désorganisation opérée par la répression de la CFDT contre la plus grande partie de son ancienne section) est l’élément le plus important. Cette lutte attaque le Plan Davignon directement car le projet européen de restructuration de la sidérurgie tablait autant sur les niveaux de productivité dans les implantations plus récentes, sinon plus que sur la disparition de l’acier lorrain. L’inquiétude extrême des préfets et du gouvernement montre bien que la classe ouvrière repart à l’attaque et que ce bulletin de vote dans l’urne européenne continuera à peser bien au-delà du 10 juin.

L’Europe au secours du Plan Barre

L’obstination mise par le gouvernement et Giscard à mener l’opération européenne malgré les pressions à la limite de la rupture que cela entraîne au sein de la droite s’explique certes par le projet de marginalisation du RPR et du PCF pour revenir à une solution centre-gauche avec le PS et l’UDF. Mais cette opération en elle-même a des limites et on peut se demander si la précarité qu’elle entraine (la combinaison est par définition plus instable) la rend vraiment viable.
Mais il nous semble qu’il y a une autre raison à cette course éperdue à l’Europe : la troisième phase du Plan Barre n’a pas fonctionné aussi bien qu’elle aurait dû : redémarrage de la logique inflationniste dès février 1979, grève des investissements du secteur privé malgré un redressement de la situation financière des entreprises, déficit budgétaire où se retrouve consolidé tout le coût de la politique de Barre (relèvement des retraites, des salaires de la fonction publique, contrats de progrès, relèvement des allocations Familiales). Malgré des déclarations ) la Milton Friedman, et un programme drastique de réduction des dépenses publiques, de "vérité des prix" des services publics, l’application du Plan Barre a été entravée. À la Chambre en particulier l’unité se refait dans la droite sur des projets de lois réactionnaires et très généraux (les immigrés en particulier), mais achoppe dès que les questions de gros sous sont sur le tapis (financement des collectivités locales, politique familiale et démographique, avortement, etc.)
Deuxième limite et c’est sans doute la plus déterminante. La logique de consolidation de la productivité manufacturière européenne (le Plan Barre dans ses trois phases, dont on peut dire qu’il n’est pas passé comme une lettre à la poste) ne tenait pas compte encore des contre-coups de la révolution iranienne et des nouvelles hausses du pétrole (et de leur irrégularité essentielle aujourd’hui). Le rythme d’accroissement du chômage en France qui est le plus rapide d’Europe a déjà suscité des angoisses dans la majorité giscardienne (dont la candidature J.-J. S.-.S. est symptôme)
Étant donné les nouveau rapports de force établis par le coût de l’énergie, on ne voit guère comment pourrait être remis en chantier un nouveau plan Barre dans la même logique. À moins que le gouvernement travaille pour l’insurrection... Cela pousse Giscard à accroître les mécanismes européens de contrôle du volume de l’emploi et de la productivité. Il suffit de suivre la trajectoire des 35 heures à Bruxelles et l’activité du Ministre du travail français pour s’en rendre compte.
On va donc assister dans les prochains mois après le 10 juin à une relance de la programmation à niveau européen. En particulier dans le domaine des investissements publics conjugués à une politique régionale (cf. l’opération Giscard dans le Sud-Ouest par rapport à l’éventuelle entrée de l’Espagne dans la CEE).