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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La réponse de Trotsky à l’offre de capitulation du CC du Parti russe - 16 décembre 1928
Prometeo N°14 - 15 Mars 1929
Article mis en ligne le 9 février 2020
dernière modification le 19 janvier 2020

par ArchivesAutonomies

Aujourd’hui, 16 décembre, le représentant du Collège du G.P.U. Volynsky, m’a formulé verbalement au nom de ce collège un ultimatum, à peu près textuellement ceci :

"L’activité de vos camarades d’idées a pris dans le pays, au cours de ces derniers temps, un caractère nettement contre-révolutionnaire ; les conditions dans lesquelles vous êtes placé à Alma-Ata vous laissent parfaitement en mesure de diriger cette besogne ; c’est pour cette raison que le Collège du G.P.U. a décidé d’exiger de vous la promesse catégorique de cesser votre activité ; sinon, le Collège se verra dans l’obligation de changer les conditions de votre existence en vous isolant complètement de la vie politique ; cela posera en même temps la question du changement de votre lieu de résidence."

Je déclarai au représentant du G.P.U. que je ne pourrais lui donner qu’une réponse écrite, dans le cas où il me remettrait l’ultimatum du G.P.U. formulé également par écrit. Mon refus de présenter une réponse verbale provenait de la certitude, basée sur le passé tout entier, que mes paroles seraient à nouveau odieusement déformées dans le but d’induire en erreur les masses travailleuses de l’U.R.S.S. et du monde entier.

Néanmoins, indépendamment de ce que fera par la suite le Collège du G.P.U. (qui n’exerce pas en cette affaire un rôle déterminé par lui-même, mais ne fait que mettre en pratique une décision ancienne, connue de moi depuis longtemps et adoptée par la fraction restreinte de Staline), j’estime nécessaire de porter à la connaissance du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S. ce qui suit :

Exiger de moi un renoncement à l’activité politique, c’est exiger que j’abjure la lutte pour les intérêts du prolétariat international, lutte que je n’ai cessé de mener depuis trente-deux ans, c’est-à-dire au cours de toute ma vie consciente. La tentative de représenter cette activité comme étant "contre-révolutionnaire" émane de ceux que j’accuse en face du prolétariat mondial de fouler aux pieds les bases de l’enseignement de Marx et de Lénine, de porter atteinte aux intérêts historiques de la révolution mondiale, de rompre avec les traditions et les commandements d’Octobre, de préparer Thermidor, inconsciemment, mais d’autant plus dangereusement.

Renoncer à l’activité politique signifierait renoncer à lutter contre l’aveuglement de la direction actuelle du parti communiste de l’U.R.S.S. qui accumule de plus en plus, sur les difficultés objectives de l’édification socialiste, des difficultés politiques provenant de son incapacité opportuniste à mener une politique prolétarienne de grande envergure historique.

Cela équivaudrait à abjurer la lutte contre le régime étouffant qui existe dans le parti — régime reflétant la pression croissante exercée par les classes ennemies sur l’avant-garde du prolétariat.

Cela signifierait se réconcilier passivement avec la tactique économique de l’opportunisme qui, en sapant et en ébranlant les fondements de la dictature du prolétariat, en retardant la croissance matérielle et culturelle de celui-ci, porte en même temps des coups cruels à l’alliance des ouvriers et des paysans travailleurs, base du pouvoir des Soviets.

Renoncer à l’activité politique équivaudrait à couvrir pat son silence la politique désastreuse de la direction internationale qui, en 1923, fit abandonner sans combat d’immenses positions révolutionnaires en Allemagne ; qui tenta de faire oublier ses erreurs opportunistes par les aventures d’Estonie et de Bulgarie ; qui, au Ve congrès, se trompa de fond en comble dans son estimation de toute la situation mondiale et donna aux partis des directives ne faisant que les affaiblir et les émietter ; qui, par l’intermédiaire du comité anglo-russe, tendit la main au conseil général des Trade-Unions — ce rempart de la réaction impérialiste — le soutenant pendant les mois les plus difficiles pour les traîtres réformistes ; qui, en Pologne, en plein virage brusque de la politique intérieure, transforma l’avant-garde du prolétariat en une arrière-garde de Pilsudski ; qui, en Chine, amena jusqu’à son aboutissement la ligne de conduite politique du menchevisme, aidant ainsi la bourgeoisie à démolir, saigner et décapiter le prolétariat révolutionnaire ; qui partout affaiblit l’Internationale communiste en galvaudant le trésor de ses idées.

Cesser l’activité politique ce serait admettre passivement l’amoindrissement, la falsification directe de notre instrument principal : la méthode marxiste et les enseignements théoriques que nous avons acquis, grâce à cette méthode, dans la lutte dirigée par Lénine.

Cela équivaudrait à se réconcilier passivement — en en portant la responsabilité — avec la théorie de l’intégration du koulak dans le socialisme ; avec le mythe de la mission révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale ; avec le mot d’ordre lancé en Orient du "parti ouvrier et paysan bi-partite", rompant avec les bases de la théorie des classes ; avec ce qui est enfin le couronnement de toutes ces élucubrations réactionnaires et de quantités d’autres, avec la théorie du socialisme dans un seul pays, avec cette sape fondamentale, la plus criminelle, dirigée contre l’internationalisme révolutionnaire.

L’aile léniniste du parti se voit frappée depuis 1923, c’est-à-dire depuis la faillite inouïe de la révolution allemande. La forte croissance des coups reçus par elle accompagne les défaites successives subies par le prolétariat international et soviétique du fait de la direction opportuniste.

La logique théorique et l’expérience politique témoignent qu’une période de retraite, de recul, c’est-à-dire de réaction, peut se produire, non seulement après une révolution bourgeoise, mais également à la suite d’une révolution prolétarienne. Depuis six ans, nous vivons en U.R.S.S. dans l’ambiance d’une réaction progressant contre Octobre et frayant par cela même la voie vers Thermidor. La manifestation la plus évidente et la plus achevée de cette réaction au sein du parti est la persécution féroce et la dévastation de l’aile gauche.

Dans les dernières tentatives de résister aux thermidoriens déclarés, la fraction stalinienne ne vit qu’en s’appropriant les "débris" et les "fragments" des idées de l’Opposition. Au point de vue création, cette fraction est impuissante. La lutte contre la gauche lui enlève toute stabilité. Pratiquement, sa politique est désaxée, fausse, contradictoire, incertaine. La campagne contre le danger de droite, menée si bruyamment, reste aux trois quarts purement formelle, et sert avant tout à masquer aux yeux des masses, la guerre réellement destructrice faite aux bolcheviks-léninistes. La bourgeoisie mondiale et le menchevisme mondial sanctifient cette guerre d’une même façon : ces juges ont, depuis longtemps, donné "raison" à Staline "au point de vue de l’histoire".

Si cette politique aveugle, poltronne, incapable, cherchant à s’adapter à la bureaucratie et à la petite bourgeoisie, n’avait pas été pratiquée, la situation des masses travailleuses serait infiniment meilleure au cours de la douzième année de dictature ; la défense militaire eût été infiniment plus solide et plus sûre ; l’Internationale communiste serait autrement plus haut, et ne reculerait point pas à pas devant la social-démocratie traître et vendue.

La faiblesse incurable de la réaction de l’appareil du parti, malgré la puissance apparente de cette réaction, tient à ce que cet appareil ne sait pas ce qu’il fait. Il exécute une tâche pour des classes ennemies. Il ne peut y avoir de pire malédiction au point de vue de l’Histoire pour une fraction venant de la révolution que de saper celle-ci...

La grande force historique de l’Opposition, malgré sa faiblesse extérieure momentanée, vient de ce qu’elle sent le pouls du processus mondial de l’histoire ; elle perçoit nettement la dynamique des forces de classe, elle prévoit le lendemain, elle le prépare consciemment. Renoncer à l’activité politique, ce serait abandonner cette préparation.

La menace de modifier mes conditions d’existence retentit... comme si je n’étais pas déporté à 4000 km de Moscou, à 250 km de tout chemin de fer, et à peu près à la même distance des frontières des provinces occidentales désertiques de la Chine, dans une région où la malaria la plus cruelle partage son empire avec la lèpre et la peste ! Comme si la fraction de Staline, dont le G.P.U. est l’émanation directe, n’avait pas fait l’impossible pour m’isoler non seulement de la vie politique, mais de toute existence en général. Les journaux de Moscou n’arrivent ici qu’après un délai variant de dix jours à un mois, parfois plus. Les lettres ne m’arrivent que dans des cas exceptionnels, après avoir traîné un, deux ou trois mois dans les tiroirs du G.P.U. et du secrétariat du comité central.

Deux de mes collaborateurs les plus intimes, depuis l’époque de la guerre civile, les camarades Sermouks et Poznansky, qui avaient décidé de m’accompagner volontairement jusqu’à mon lieu d’exil, furent, dès leur arrivée, immédiatement arrêtés, enfermés dans une cave, avec des détenus de droit commun, et ensuite déportés dans des coins éloignés du Nord. Une lettre provenant de ma fille, malade dans un état désespéré — exclue par vous du parti et privée de son travail — mit soixante-treize jours pour venir jusqu’à moi de l’hôpital de Moscou, de sorte que ma réponse arriva après sa mort. Une autre lettre, parlant d’une maladie grave de ma seconde fille, également exclue par vous du parti et chassée de son emploi, me parvint il y a un mois, quarante-trois jours après l’expédition de cette lettre de Moscou. Des questions relatives à l’état de santé, envoyées par télégraphe, n’arrivent presque jamais à destination. Des milliers de bolcheviks-léninistes irréprochables se trouvent dans la même situation, parfois pire encore. Ils ont pourtant infiniment plus de mérite envers la révolution d’Octobre et le prolétariat mondial que ceux qui les ont emprisonnés ou déportés.

En préparant de nouvelles persécutions plus cruelles encore contre l’Opposition, la fraction restreinte de Staline, que Lénine qualifiait dans son "testament" de "grossier" et de "déloyal" (alors que ces "qualités" n’avaient pas acquis encore la centième partie de leur développement ultérieur), s’efforce constamment, par l’intermédiaire du G.P.U. d’attribuer à l’Opposition une "liaison" avec les ennemis de la dictature du prolétariat. Dans leur intimité, les dirigeants actuels disent : "C’est nécessaire pour la masse", parfois avec plus de cynisme encore : "C’est pour les imbéciles..." Mon collaborateur, le plus intime, Georgi Vassilievitch Boutov, qui dirigea le secrétariat du Conseil militaire révolutionnaire de la République pendant toutes les années de la guerre civile, fut arrêté et détenu dans des conditions inouïes. On chercha à extorquer à ce membre du parti irréprochable, à cet homme intègre, modeste, une confirmation des accusations qu’on savait sciemment fausses, truquées et falsifiées, dans le genre des amalgames thermidoriens. Boutov répondit par une grève de la faim héroïque qui dura près de cinquante jours et provoqua sa mort en prison en septembre dernier. Les violences, les coups, les tortures corporelles et morales sont appliquées aux meilleurs ouvriers bolcheviques, à cause de leur fidélité aux commandements d’Octobre. Telles sont les conditions générales qui, d’après le Collège du G.P.U., ne font à présent plus obstacle à l’activité politique de l’Opposition en général et à la mienne en particulier.

La piteuse menace de changer les conditions de mon existence dans le sens d’un isolement plus strict, signifie simplement que la fraction de Staline a décidé de remplacer la déportation par la prison. Ainsi que cela a déjà été dit plus haut, cette résolution n’est pas nouvelle pour moi. Adoptée en tant que projet dès 1924, elle est réalisée peu à peu, en passant par toute une série de degrés, pour habituer tout doucement le parti, écrasé et trompé, aux méthodes staliniennes, où la déloyauté grossière a mûri jusqu’à devenir de la malhonnêteté bureaucratique de l’espèce la plus venimeuse.

Dans la "Déclaration" que nous avons remise au VIe congrès [de l’I.C.], et où nous repoussions la calomnie lancée contre nous, qui ne flétrit que ses auteurs, nous avons à nouveau confirmé que nous étions inébranlablement prêts à lutter, dans les cadres du parti, pour les idées de Marx et de Lénine, par les moyens de la démocratie au sein du parti, sans laquelle celui-ci étouffe, se pétrifie, s’émiette. Nous avons à nouveau annoncé que nous étions immuablement disposés à aider par la parole et par l’action le noyau prolétarien du parti à redresser l’orientation de la politique, à assainir le parti et le pouvoir des soviets par des efforts concordants et coordonnés, sans heurts, ni catastrophes. C’est dans cette voie que nous continuons à persévérer. Nous avons répondu à l’accusation de faire du travail fractionnel, que ce travail ne pouvait être liquidé que par le retrait de l’article 58 qui nous a été perfidement appliqué, et en nous réadmettant dans le parti, non pas comme de soi-disant pécheurs repentis, mais comme des militants révolutionnaires ne trahissant pas leur drapeau. Comme si nous avions prévu l’ultimatum qui nous est présenté aujourd’hui, nous écrivions textuellement dans cette "Déclaration" :

"Seule, une bureaucratie complètement corrompue pourrait exiger que des révolutionnaires renoncent ainsi (à l’activité politique, c’est-à-dire à servir le parti et la révolution internationale). Seuls, de méprisables renégats pourraient donner une pareille promesse."

Je ne puis rien changer à ces paroles. Je les porte à nouveau à la connaissance du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S. et du comité exécutif de l’Internationale communiste, entièrement responsables de l’activité du G.P.U..

A chacun sa part. Vous voulez continuer dans l’avenir à réaliser les suggestions des forces de classes ennemies du prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous l’accomplirons jusqu’au bout.