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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Armée, économie et révolution - C. A.
L’Espagne nouvelle N°10 – 5 Avril 1937
Article mis en ligne le 13 décembre 2020
dernière modification le 23 novembre 2020

par ArchivesAutonomies

On a tendance, dans certaines milieux révolutionnaires, à sous-estimer le rôle de l’armée dans la formation des idéologies et sa part dans le contenu du fascisme ou de l’anti-fascisme. Suivant une vieille habitude de penser, ne veut voir en elle que l’instrument de l’Etat et du Capitalisme ou bien, quand il s’agit de l’armée de la Révolution, l’organe de défense des conquêtes sociales du prolétariat. C’est oublier que, à l’égal de toute collectivité, elle connaît une vie organique où se définissent et se développent par l’action, l’expérience, les frictions avec les autres corps, sa sensibilité, son idéologie, sa personnalité.

De plus, comme l’armée devient dans la guerre partie essentielle, prééminente de la Nation et qu’elle commande en premier lieu à la politique et à l’économie, elle tend à imposer une nouvelle hiérarchie où toutes les institutions sociales lui sont subordonnées, où toutes les aspirations individuelles lui sont sacrifiées.

Raisons, arguments, prétextes ne lui manquent pas : nécessité de la discipline et de l’autorité, faisceau des énergies, qui veut la fin veut les moyens, etc. Enfin, les techniciens militaires apportent dans la solution des problèmes tactiques de la guerre une conscience professionnelle voisine de l’inconscience, de la myopie intellectuelle et font bon marché des éléments psychologiques, des éléments humains du combat, négligeables en effet dans une guerre coloniale, mais essentiels dans une guerre de libération.

Le conflit espagnol est riche d’enseignements à cet égard. Franco exile le chef des carlistes, supporte mal la pression croissante et le chantage des phalangistes, recourt autant qu’il se peut faire aux légionnaires et aux marocains, auxquels il voudrait "devoir" exclusivement sa victoire, fait appel à l’armée italienne, à l’armée allemande, plutôt d’envoyer au front ses propres partisans civils.

Asensio, l’homme de Talavera et de Tolède, Villalba, l’homme de Malaga, sont-ils des traîtres ? Non : ce sont des militaires. La bataille étant perdue tactiquement, sur la carte, dans les bureaux d’état-major, ils abandonnent la partie, tel le joueur d’échecs après le mat final. Car, aux yeux d’un officier de carrière, le choc de deux armées est un jeu que l’initiative des pions ne peut que fausser.

La rivalité de deux bouchers peut les amener à baisser leurs tarifs au-dessous des prix de revient : chacun d’eux vise à la ruine de l’autre. Le consommateur applaudit, exulte, prend fait et cause pour le "meilleur marché". Mais gare à lui quand son "bienfaiteur" se sera assuré l’exclusivité du marché.

Transposons sur le plan militaire espagnol. Miaja est-il républicain ? Oui, dans la mesure où sa démagogie lui attire une clientèle républicaine, disciplinée qui l’aidera à vaincre le partenaire fasciste. Nous disons partenaire, car il s’agit vraisemblablement d’un camarade d’école, d’un ancien cadet de Tolède, de Ségovie ou de Valladolid, et nullement d’un adversaire, encore moins d’un ennemi ; mais la bataille finie, on le retrouvera général comme devant, technicien militaire en chômage, à la tête d’une immense clientèle et à la recherche d’un nouveau partenaire. Est-ce que le boucher de notre histoire laisse le commerce au moment où il devient lucratif ?

Confier la révolution aux cadres militaires, c’est la trahir, la livrer à l’ennemi. Tel fut le sort de la révolution française qui sombra dans le bonapartisme, tel fut le sort de la révolution russe, dont les techniciens de la police et de l’armée assurèrent le triomphe apparent, et de fait la liquidation.

Toute l’histoire de l’humanité est pleine des défaites de l’homme et du triomphe des castes et des classes. Il faut la peine qu’on arrête sa pensée sur ces lamentables expériences pour en éviter, si possible, le retour.

Tandis que des raisons fort valables amènent le peuple à confier aux techniciens de la guerre le soin d’organiser la victoire sur d’autres techniciens, l’économie intérieure des deux territoires séparés par la ligne de feu connaît une période de crise et de désordre. Les organisations révolutionnaires mettent à profit la désintégration des cadres anciens pour essayer les formules nouvelles grâce auxquelles l’homme doit se libérer de l’oppression de l’homme. Des deux côtés, l’activité économique se resserre autour du canton, les échanges s’interrompent, la paralysie — qui serait fatale — n’est évitée que par l’injection, dans le corps social, de capitaux évidemment d’origine étrangère ou par la création d’une industrie de guerre.

Ainsi voyons-nous en Espagne, d’une part, un chaos économique illuminé de brillantes réussites ; d’autre part la colonisation difficile, mais rationnelle, des territoires insurgés. Or, l’issue de la lutte en tous ses aspects dépend de la supériorité d’une économie sur l’autre. On dirait d’elles qu’elles rivalisent de vitesse, si on l’entend comme de la course de deux tortues sur un chemin particulièrement raboteux. Mais les deux économies rivales s’observent avec une extrême attention : elles ont même tendance à se copier l’une l’autre dans leur tactique et l’aménagement de leur effort. Franco laisse espérer la révolution agraire, bloque les crédits des capitalistes de la vieille école : une sorte de dictature économique concentre les moyens de financement et de production et les met au service de la cause dite fasciste ; parallèlement, des tendances se font jour en Espagne gouvernementale, qui visent, les unes, à coordonner sur le plan national les collectifs communaux et les industries collectivisées ou contrôlées ; les autres, à imposer, de haut en bas, un système unique de production qui relèverait davantage d’un capitalisme amputé du libéralisme que du socialisme libertaire.

En somme, nous assistons, dans les deux Espagnes, à la formation rapide de cadres qui, prenant l’efficacité pour but et s’en servant comme de prétexte ou de raison, réclament une économie de guerre basée sur une autorité et une hiérarchie provisoires ou définitives. De toute évidence, cette bureaucratie nouvelle et les forces policières qu’implique son existence se convertiraient rapidement en classe sociale. La révolution — ou plus exactement le bouleversement politique, économique et social — se traduirait par l’accession d’hommes nouveaux au pouvoir, espagnols ou étrangers.

Ceux qui luttent et meurent sur les fronts de Madrid, d’Aragon, d’Andalousie et des Asturies pour la libération de l’homme et une société sans classes, sont ici loin de leurs comptes. Leurs généreuses aspirations vont-elles connaître le cruel destin dont l’histoire accable les grands idéaux ? Ces hommes ne trouveront-ils d’autre récompense à leur action que le goùut et la ferveur qu’ils y ont mis ? Outre, peut-être, une place confortable dans l’armée, la police et la bureaucratie de demain ? Ce serait dérisoire.

Mais la chose n’est pas impossible. Aussi convient-il d’aménager dès aujourd’hui un refuge pour les hommes de cœur trahis par une odieuse réalité. Quand la révolution échoue, c’est qu’elle est faite par des masses inconscientes, riches d’une énergie étonnante, mais trop faciles à utiliser, à duper, à "noyauter" ; c’est qu’elle est déviée par des hommes qui se font, à force de marxisme parfaitement digéré, les instruments éclairés des forces dites historiques, dont le moteur n’est autre que le comportement anti-humain introduit par le capitalisme. Or, vouloir précipiter, par son action consciente, la résolution des contrastes économico-juridiques du régime capitaliste, comme encore appeler de ses vœux et provoquer dans la mesure du possible (diplomatie) la guerre internationale, c’est se mettre au service non de l’Histoire, mais de l’Anti-humanité.

Il n’y a de salut que dans une définition nouvelle du Mal et du Bien, il n’y a d’espoir que dans un retour aux principes, dans le refus des compromis et des solutions d’attente, il n’y a de foi qu’intransigeante, il n’y a d’épopée que dans la création de communautés absolument égalitaires, même minuscules, même miséreuses, où chacun donne, sinon, hélas ! sa mesure, du moins l’exemple d’un comportement authentiquement socialiste. Chaque homme porte ensoi le monde de demain. Là où le prolétariat des villes et des campagnes, la classe exploitée, fait faillite, l’union des hommes de cœur et de bonne volonté peut triompher et assurer la victoire du socialisme. Sélection morale, renoncement à l’ambition et aux richesses non-partagées, c’est sur ces bases spirituelles que nous construirons le monde nouveau. La machine d’abondance ne donne ses fruits qu’à ceux qui les méritent.