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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Correspondances – Moscou - D. K.
Le Travailleur N°2 – Juin 1877
Article mis en ligne le 6 mai 2021
dernière modification le 30 avril 2021

par ArchivesAutonomies

Alexandre II a commencé son règne alors que les canons des alliés de Napoléon III tonnaient à Sébastopol. Vingt-deux ans se sont écoulés depuis, vingt-deux ans de souffrances pour les travailleurs, pour le peuple ! La trompette guerrière vient de rappeler sous les armes les fils des paysans affamés pour sauver comme toujours l’honneur de la patrie et de nos frères Slaves. Pas d’argent, pas de crédit, — peu importe ! ne faut-il pas réparer coûte que toute les inepties des diplomates ? Alexandre II finira-t-il comme il a commencé ? Finira-t-il comme son père remettant le gouvernail de l’Etat aux mains de son fils au milieu d’une guerre qui se terminera on ne sait trop comment ?

En attendant, le peuple souffre, les vingt-deux années de réformes n’ont amené aucun changement dans sa situation économique. Attaché à la glèbe le paysan crevait de faim sous le règne de l’empereur Nicolas ; émancipé par Alexandre Il il paie plus d’impôts que par le passé et continue à crever de faim comme avant.

Les libéraux saluèrent la réforme conçue par les propriétaires, ils prétendirent que la force productive de notre pays agricole par excellence allait augmenter et que le paysan, par suite, paierait son rachat d’une manière presque insensible. Ceux qui osèrent, à l’époque, ne pas applaudir le gouvernement, ceux qui osèrent critiquer la réforme ont depuis payé cher leur opposition ou leurs critiques. Ceux qui n’en sont pas déjà morts végètent, en attendant la fin de leur horrible existence, dans quelque province éloignée en Sibérie.

Le peuple, à juste titre, mécontent de la réforme, espérait que le czar lui donnerait bientôt une nouvelle liberté, en lui rendant toute la terre dont ses ancêtres avaient disposé au profit de leurs favoris.

De grandes rumeurs et des mouvements se produisirent dans presque toutes les provinces. L’empereur lui-même fut forcé de dire au peuple à diverses reprises "vous n’aurez pas une autre liberté".

Il est difficile de faire croire à un homme en bonne santé qu’il est atteint d’une maladie mortelle ; le peuple russe ne se contentant pas des réponses du czar, attendait et attend encore sa terre et sa liberté.

Quelle est donc la situation du paysan russe à l’heure qu’il est ? Voilà la question qu’il nous parait intéressant d’examiner et nous nous proposons d’en parler dans cette première correspondance.

Un défaut capital de toutes les réformes libérales consiste en ce qu’elles coûtent une masse d’argent ; déjà les commissions de rédaction du projet d’émancipation, avec leurs régiments de présidents, de vice-présidents, de membres, de secrétaires, etc., avaient opéré un certain vide dans les caisses de l’Etat. Vinrent plus tard les réformes dans l’administration et dans la justice, dans l’armée et dans la police, et par suite le peuple se trouva écrasé d’impôts.

La noblesse paresseuse et insouciante, ne comprenant rien à l’économie rurale, était criblée de dettes, ses terres étaient toutes engagées et réengagées aux hypothèques de l’Etat ; le rachat forcé d’une partie de ces terres nobiliaires par les communes a facilité aux seigneurs le paiement de leurs dettes, et on peut dire que ce sont les seigneurs qui se trouvèrent réellement émancipés au point de vue économique.

Après cette liquidation faite sous la protection du czar et aux dépens du paysan, la noblesse pouvait commencer une vie nouvelle. Les conditions étant changées, n’ayant plus le travail gratuit des serfs à leur disposition, les propriétaires eussent pu introduire un système d’exploitation mercantile.

Incapable de le faire, la noblesse devait céder la place à la bourgeoisie.

Avant l’émancipation, cette dernière se tenait principalement dans les villes, s’occupait de commerce et d’industrie. Le pays étant essentiellement agricole, le commerce des graines était naturellement le plus important. Marchands de blés et propriétaires se trouvaient donc en rapport constant. Après l’émancipation, le commerçant chercha à devenir eu même temps fermier ou propriétaire.

La situation du travailleur empira encore davantage. Cet oiseau rapace qu’on appelle le bourgeois se lève de grand matin, et surveille les travaux en personne, l’œil du maître luit partout, le règne des araignées suçant méthodiquement les mouches remplaça celui des seigneurs qui se contentaient de les écraser. Grâce à cette transformation, la production du sol augmenta de 40%, mais s’ensuit-il que le paysan a plus qu’auparavant le pain qui lui serait nécessaire ?

Le paysan du Nord de la Russie se considère comme très heureux, quand il a de quoi manger du mois de septembre au mois de janvier et à partir de cette époque, la famine commence pour lui. Les industries du pays n’ayant pas reçu le développement nécessaire, il n’y a en tout que 700.000 mains sur 80 millions d’habitants, occupées dans les fabriques et encore doivent-elles chômer souvent.

La Russie est un Etat de paysans, et il n’est pas inutile de passer en revue quelques chiffres puisés aux sources officielles et qui nous montreront sa situation véritable.

Dans la province de Moscou, au centre de l’Empire, le paysan paie à l’Etat, sous prétexte d’impôts et de contributions diverses, 205% du revenu de sa terre.

Pour la province de Saint-Pétersbourg, nous voyons figurer le chiffre de 134%.

Dans celle de Penza (l’une des provinces les plus fertiles du bassin du Volga) il paie 128%.

A l’extrême nord, dans la province d’Archangelsk, ce chiffre s’élève à 137%.

Supposons que le paysan rende à l’Etat tout son revenu, on se demande où il prendra les 105, 34, 28 et 37% que lui réclame encore l’État. Il est facile de comprendre que le paysan se trouve forcé d’aller travailler à n’importe quel prix au profit de l’oiseau de proie établi à côté de lui, pour pouvoir vivre et parfaire les sommes que sa terre se refuse a lui donner, mais que l’État inexorable lui réclame quand même. Et voilà ce que l’on a eu l’impudence d’appeler ÉMANCIPATION !!!

Un nouveau système de servage plus lourd et non moins horrible, telle est la liberté que le czar et sa clientèle nobiliaire ont accordé au paysan. Il n’est propriétaire que de nom, tout comme beaucoup de paysans français qui travaillent au profit des caisses hypothécaires, des crédits fonciers, des mille formes que sait prendre l’usure pour tirer d’eux le plus clair de leur rude labeur. Il y a cependant entre eux une différence : tandis que le paysan français illusionné par l’éclat trompeur d’une pseudo liberté politique, aveuglé par les mille rouages de la bancocratie, se croit un être libre et indépendant, le paysan russe qui se trouve directement aux prises avec toutes les difficultés d’une situation économique épouvantable, a su saisir la cause immédiate de l’oppression dont il est victime et il en recherche le remède là où il est véritablement : Il se sait esclave du capital et de la propriété et cherche à s’en émanciper par la Commune.

Le paysan de la Grande Russie veut garder sa Commune, mais le gouvernement et la bourgeoisie se donnent toutes les peines du monde pour détruire cette institution de solidarité économique, qui a de tous les temps allégé les souffrances du peuple agricole.

Qu’est-ce donc que cette Commune de la Grande Russie ?

Tout le village possède en commun : champs arables, prés, forêts, appartiennent à la Commune. Nul n’a le droit de propriété exclusive, chaque membre de la Commune reçoit en possession une parcelle de terre égale aux parcelles que possèdent les autres. Il a le droit de cultiver la terre, de disposer à son gré des produits de son travail, mais il ne peut dans aucun cas ni vendre son terrain ni le transmettre à qui que ce soit par voie d’héritage ou de donation. Les membres de la Commune augmentant en nombre, la répartition s’établit à nouveau. Telle est l’organisation de cette Commune : elle empêche le paysan de devenir prolétaire.

L’hostilité des propriétaires grands et petits contre cette organisation, est telle que l’un des grands propriétaires de la Russie. M. Orloff-Davidoff, n’a pas craint de dire il y a trois ans :

"Il faut détruire la Commune, il faut que les paysans aient le droit de vendre leur terre et poussés par la nécessité, ils ne tarderont pas à la vendre. De cette manière nous verrons chez nous le développement de la grande propriété et nous aurons toujours sous la main la quantité voulue d’ouvriers prêts à travailler pour un prix minime, c’est ainsi qu’une agriculture modèle pourra se développer dans notre pays."

Le gouvernement suit à peu près la même tactique. Les paysans ayant déjà payé les sommes dues pour le rachat des terres, obtiennent le droit à des parcelles de terre que le gouvernement leur donne à titre de propriété individuelle. Ce sont là les premiers candidats au prolétariat.

Les terres appartenant aux propriétaires paient un impôt vingt fois moindre que celles des paysans, nous avons donc chez nous un système progressif, mais à l’inverse. La Commune une fois détruite, la solidarité dans le paiement de l’impôt n’existant plus, les paysans ne pourront plus le payer, ils quitteront leurs terres et s’en iront aux quatre coins du monde, dispersés à tous les vents, à la recherche des acheteurs de leur travail. Pourquoi le gouvernement cherche-t-il a détruire cette solidarité économique parmi les paysans, puisqu’elle lui est si utile en matière de prélèvements d’impôts ? C’est que le gouvernement veille sur les intérêts des classes privilégiées. Alexandre 1er est le premier empereur bourgeois de la Russie, il ressemble beaucoup à Louis-Philippe : faux comme lui, poltron comme lui, bourgeois comme lui. Le peuple russe souffre, mais il proteste comme il peut, et surtout il se refuse à payer l’impôt.

Cette année se présente mal, on ne s’attend guère à une bonne récolte et d’après les journaux de Saint-Pétersbourg, il y a dans la capitale de l’empire 90.000 ouvriers sans travail ! A Toula, centre principal de fabriques d’armes, malgré les préparatifs de guerre, il y avait cet hiver 10.000 ouvriers inoccupés. Ajoutez à tout ceci les calamités de la guerre et vous aurez une idée de la situation.

L’emprunt qu’on a tenté de faire l’année dernière n’a pas été couvert, malgré toutes les roueries malpropres. La banque de l’État a prêté à la banque d’Odessa 500.000 roubles, pour que cette dernière pût souscrire ; cette farce à la Robert-Macaire n’a pas plus réussi que les autres. On dit que l’empereur va bientôt signer un Ukase, promulguant un emprunt extérieur de 3 milliards de francs. Que feront les banquiers de l’Europe ? Le gouvernement, comment les paiera-t-il ?

On parle de la convocation de la milice, ce qui mettra le pays en pleine déroute et rapprochera le gouvernement de la banqueroute. Pourvu que celle-ci nous rapproche de la Révolution ! Qui sait quand elle viendra ? Louis Capet en convoquant les États-généraux, ne savait pas qu’il convoquait ses juges suprêmes. Quel sera le sort d’Alexandre, disparaîtra-t-il comme Louis Capet ou bien sera-t-il forcé de quitter le pays comme Louis-Philippe ?

Oui, le peuple russe se rapproche de plus en plus du moment où éclatera la crise suprême. Les révolutionnaires doivent redoubler leurs efforts. Les dix grands procès politiques qui ont eu lieu sous ce règne nous prouvent que le mouvement ne s’arrête pas. Dans quelles conditions et comment se fait la propagande révolutionnaire en Russie ? C’est ce qui fera l’objet de ma prochaine correspondance.

Salut et solidarité