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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Correspondance - Moscou (D. K)
Le Travailleur N°5 – Septembre 1877
Article mis en ligne le 6 mai 2021
dernière modification le 1er mai 2021

par ArchivesAutonomies

Dans ma précédente correspondance j’ai essayé de tracer un aperçu général du programme ou pour mieux dire des aspirations des socialistes russes. Je suis obligé aujourd’hui de vous raconter aussi brièvement que possible et avec la plus grande discrétion les effets de leur activité dans le domaine de la réalisation pratique de leurs convictions.

Persuadés que nul gouvernement, fût-il radical ou socialistes, qu’aucun groupe même révolutionnaire d’aspiration ou de tendance, ne peut effectuer les transformations nécessaires pour la création d’une vie économique nouvelle, les socialistes russes ont été forcément amenés à la pensée de la propagande directe au sein du peuple.

Mais de quelle manière réaliser cette tâche ardue ? Toute propagande dans les réunions populaires, par la parole, toute vulgarisation par la voie de la presse, des brochures, ou des livres n’est-elle pas complètement interdite ?

Qu’importe ! Les socialistes n’hésitèrent pas ! se rappelant la propagande organisée par le christianisme à ses débuts, ils se rendirent dans les campagnes pour faire comme l’on dit en Russie, la propagande par "les mots". Dès lors, la propagande personnelle était organisée, mais la brochure n’était encore qu’un accessoire, une sorte d’appendice aux discours tenus par le propagandiste lui-même.

Mais avant de parler de la marche progressive de la propagande en Russie, je crois utile d’expliquer aux lecteurs du Travailleur comment se sont fait ces livres, ces brochures auxiliaires utiles du propagandiste.

Dans les grands centres industriels, à Saint-Pétersbourg, etc., il existait déjà plusieurs cercles socialistes composés de travailleurs des fabriques et de jeunes gens des deux sexes appartenant principalement à la classe privilégiée et presque exclusivement composée d’étudiants et d’étudiantes des diverses écoles.

Dans ces cercles se discutaient les questions du socialisme et celles se rapportant à la propagande parmi les paysans. Tous voulaient prendre part à la propagande active, malheureusement peu possédaient des connaissances vraiment suffisantes pour s’utiliser à la propagande immédiate. Notons en passant que pour tous les renseignements sur l’Internationale, les mouvements ouvriers, leurs buts et leurs principes, nous étions obligés de les chercher dans les publications de langues étrangères. Dans la littérature russe, bien pauvre en livres socialistes, à peine avions-nous Tschernychewsky, Lassalle et Marx. Et encore ces livres étaient-ils bien chers pour nos maigres ressources et bien rares hors des grands centres de population. Outre cela, c’était plutôt des livres d’étude et de cabinet que des livres de propagande pratique. Et puis chaque propagandiste ne pouvait traîner avec lui toute une bibliothèque dans les villages, et l’aurait-il pu, qui, parmi les travailleurs, aurait eu le temps de la lire ? Enfin beaucoup de questions et des plus palpitantes étaient oubliées ou répétées au dernier plan de ces livres.

Toutes ces circonstances donnèrent naissance aux premières brochures socialistes, et grâce à l’activité de nos amis réfugiés à l’étranger qui s’occupèrent de la rédaction, de la composition et de l’impression de ces publications. De nombreuses publications nous firent connaître les doctrines et les diverses phases de l’agitation socialiste dans l’Europe occidentale, en même temps qu’elles réveillaient le souvenir des insurrections populaires et des mouvements héroïques des cosaques.

Mais les brochures imprimées, un nouvel obstacle se présentait. L’entrée en était absolument prohibée. Toute personne trouvée en possession d’une de ces brochures était déjà par cela même comme une sorte de candidat aux travaux forcés. Il fallait donc organiser un mode de transport, de dépôt et de distribution pour ces publications

Cet obstacle surmonté, bien d’autres restaient à vaincre. On avait beau dire — aller faire la propagande parmi les paysans mais comment ? Des siècles d’oppression et de servage ont inspiré au peuple la défiance et la haine des représentants des classes privilégiées ; pour le paysan russe tout homme en redingote est un ennemi ; celui qui ne travaille pas comme lui et avec lui, lui est forcément suspect. Et puis la police n’est-elle pas là qui veille ? Ne lui faut-il pas empêcher l’intronisation d’une idée de justice, d’un sentiment d’égalité parmi ce malheureux peuple ? Tout individu vivant à la campagne et qui ne s’occupe pas de spolier et d’exploiter les paysans, n’est-il pas suspect, voire dangereux ?

La plupart de nos propagandistes étaient des citadins n’ayant que fort rarement quitté les villes. La vie des paysans, leurs habitudes, leurs mœurs leur étaient complètement inconnus.

Le sentiment du devoir triompha de tous les obstacles. Il fallait poser les premières assises du parti socialiste populaire. "Pour faire alliance avec le peuple, il faut souffrir avec lui ; à l’époque où nous sommes, le peuple n’a d’autres frères que des frères de souffrance. Les trois quart d’entre nous périront à l’œuvre, probablement beaucoup succomberont aux privations de la vie, inexpérimentée encore par eux, qui est faite aux ouvriers. Qu’importe ! D’autres nous imiteront et plus habiles que nous, ils réussiront à tromper la vigilance des argus de l’empereur et à supporter mieux que nous les dures conditions de la vie populaire". Telles étaient les idées qui s’éveillaient chez les socialistes russes à la veille de l’accomplissement de la mission qu’ils allaient remplir dans le peuple.

Quelques-uns se mirent d’abord à l’étude d’un métier quelconque, d’autres plus impatients se mirent à l’œuvre immédiatement. Une partie de ces derniers s’installait dans les localités convenues et s’occupait de rechercher les éléments révolutionnaires qui pouvaient s’y rencontrer. Malgré leur prudence ils ne tardèrent pas être arrêtés dans leur propagande après une période plus ou moins longue d’activité. Quelques-uns plus heureux, comme par exemple Iwantchine-Pisareff dans le gouvernement de Jaroslaw et Kryloff dans le gouvernement Twer réussirent à créer des groupes locaux de révolutionnaires-socialistes. Les membres du groupe de Moscou travaillaient dans le même sens à Iwanowo-Vosnyesensk, à Toula, à Kiew, à Odessa. Le but principal de cette active propagande était surtout la recherche des individus les plus intelligents

et les plus énergiques auxquels les propagandistes essayaient de faire comprendre la vérité et la justice du socialisme pour les rendre aptes au service de la Révolution sociale. La plupart de ces propagandistes travaillent encore à leur œuvre. Aussi les lecteurs du Travailleur comprendront-ils que je ne puis donner plus de détails sur leur activité. Beaucoup qui ont été en proie aux poursuites de la police, ont abandonnés une localité et se sont soustraits aux recherches tout en reprenant leur œuvre dans une localité nouvelle. Grâce à eux, non seulement les idées socialistes ont pénétré dans le peuple, mais elles y ont trouvé des partisans ardents comme par exemple Peter Alexeieff, ouvrier de fabrique qui au procès de Saint-Pétersbourg, a évoqué avec une énergie et une éloquence chaleureuses la justice des idées révolutionnaires.

Pendant ce temps d’autres propagandistes commençaient leur apprentissage révolutionnaire en parcourant la Russie, à pied, sur leur dos un sac contenant des brochures et des appels populaires. Ils se proposaient de visiter jusqu’aux coins les plus reculés du pays pour se rendre compte des besoins et des sentiments de la classe ouvrière, et choisir ensuite un centre de propagande dans les lieux les plus favorables à leur entreprise.

Après s’être nanti d’un passeport faux ou falsifié, le jeune homme ou la jeune fille couvert d’un nom d’emprunt se mettait en marche à la recherche de travail. Une grande quantité de ces jeunes gens se dispersaient ainsi aux quatre coins de la Russie. Quelques-uns pénétrèrent jusqu’au Caucase, en Sibérie, à la mer Blanche.

Ainsi que je le faisais remarquer plus haut, la plupart d’entre eux n’avaient jamais vécu à la campagne et étaient entièrement étrangers aux habitudes de la vie rustique. Tout leur espoir était basé sur une foi sans bornes dans la force de leurs idées. Jamais ils ne manquèrent une occasion de poursuivre leur propagande.

A peine arrivé dans un village, le propagandiste pénètre sous un prétexte quelconque dans telle ou telle maison ; il commence à causer de la situation critique des paysans, du manque de travail, de la rareté pour eux de la terre cultivable, de la somme considérable exigée pour les impôts, etc. ; s’il rencontre quelque sympathie pour les idées qu’il exprime, il décrit alors les moyens qui lui semblent propres à apporter un remède à cette situation intolérable, et après avoir bien exposé ses idées, il part en laissant quelques brochures.

Malheureusement, beaucoup de nos compagnons trop inexpérimentés ont mené cette propagande sans réserve. Les poursuites ont commencé et de nombreux propagandistes ont été arrêtés ; mais ceux qui ont pu échapper aux recherches de la police continuent à propager dans les campagnes les idées socialistes et un nouveau contingent instruit par l’expérience est venu remplacer ceux qui ont succombé dans la lutte.

Il n’est pas rare aussi, je me plais à le constater, de voir les paysans eux-mêmes donner asile et cacher dans leur masure les propagandistes poursuivis et traqués.

Le gouvernement se sentant incapable de lutter contre les idées socialistes essaya bientôt d’un autre moyen pour entraver la propagande. Impuissant par la force et la brutalité, il eut recours à la ruse.

Des mouchards, des gendarmes déguisés furent chargés de parcourir les campagnes afin d’insinuer aux paysans que les propagandistes n’étaient que des propriétaires voulant rétablir le servage aboli par Alexandre II. Mais le mensonge était si grossier et si contraire aux faits que cette entreprise ne réussit qu’à faire rire les paysans qui se moquaient des, malheureux néo-propagandistes.

Une autre cause encore, fit avorter cette ridicule campagne. Il est impossible en Russie de faire faire la propagande par des agents achetés. La vie y est trop rude, les privations trop nombreuses, la fatigue trop grande. Il faut pour cela un dévouement absolu et une foi bien sérieuse pour accepter d’une semblable existence.

Les agents fatigués de travailler 14 heures par jour avec les paysans et n’ayant pour toute nourriture qu’un peu de pain et des choux renoncèrent bien vite à poursuivre leur œuvre, et depuis deux ans il n’en est plus question. Aussi faut-il reconnaître que l’activité qui s’est fait jour parmi les socialistes russes ne leur a pas apporté les ménagements du pouvoir. De 1873 à ce jour 8 procès politiques. — Les membres les plus dévoués des groupes de propagande condamnés aux prisons de forçats, peine en comparaison de laquelle la déportation en Sibérie n’est qu’une punition légère, ne sont plus à compter. La mortalité dans ces prisons y est de plus de 60%.

A la privation de la liberté s’ajoutent les tortures physiques. Les chaînes, les bastonnades, toutes les vieilles pratiques du Moyen-âge se retrouvent chez nous pour le prisonnier politique.

Beaucoup de personnes sont déportées sans jugement dans les régions septentrionales de la Russie. Plus de 1500 de nos amis ont déjà succombé aux poursuites de la police.

Aujourd’hui encore nous sommes à la veille d’un nouveau grand procès qui commencera le 1er novembre à Saint-Pétersbourg. Le nombre des accusés comprend 150 hommes et près de 45 femmes. 400 témoins sont cités et il est bien rare qu’un témoin reste inattaqués par le gouvernement s’il n’est espion ou vendu.

Mais nos procès mêmes sont encore un moyen de propagande. C’est la tribune, malheureusement sans beaucoup d’écho, d’où partent de la bouche des socialistes poursuivis des accusations sans merci contre le gouvernement et l’ordre social actuel.