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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Pour un retour au bon sens
Bulletin de la Ligue des communistes internationalistes N°11 – An 6 – Novembre 1937
Article mis en ligne le 26 juillet 2022
dernière modification le 13 mai 2022

par ArchivesAutonomies

Notre article [1] en réponse à la résolution de la CE de la Fraction italienne de la Gauche communiste, a provoqué une réplique de la part de cette dernière [2]. Elle nous reproche d’avoir recours — faute d’arguments — à des "déclarations ronflantes". Ce reproche venant de la part de gens chez qui le ton déclamatoire et le genre mélo-dramatique sont les seuls en usage, nous laisse passablement indifférents. Il est un autre reproche auquel nous sommes beaucoup plus sensibles. L’organe de la Fraction nous accuse notamment de spéculer sur les difficultés que rencontrent les travailleurs pour s’assimiler des notions théoriques. Si spéculation il y a, c’est bien de la part de la Fraction et non de la nôtre. Nous nous sommes toujours efforcés, dans toutes nos discussions, de rester objectifs, nous faisant un devoir strict de présenter les arguments de nos adversaires sous leur aspect réel, notre riposte dut-elle en devenir moins facile. Le procédé qui consiste à dénaturer les propos de l’adversaire pour rendre la réplique d’autant plus "convaincante" nous répugne. Nous estimons que la lumière qu’il importe de créer en vue de la formation politique de la classe ouvrière ne peut surgir que d’une confrontation loyale des idées susceptibles d’influencer ce processus de formation. Or, dans la discussion que nous soutenons contre la Fraction, il suffit, pour quelqu’un qui n’est pas aveuglé par le plus détestable esprit de clan ou de secte, de prendre connaissance des textes essentiels pour se convaincre que nos adversaires se sont livrés à une déformation trop systématique pour que nous la croyons non voulue, des positions que nous avons soutenues. Des treize colonnes compactes que Bilan nous envoie dans les jambes, presque chaque phrase serait à réfuter tellement l’apriorisme de l’auteur est évident chaque fois qu’il entreprend d’expliquer une de nos positions. Nous pourrions nous contenter de passer outre en haussant les épaules devant pareil parti pris si Bilan ne se donnait des allures d’objectivité et s’il n’affichait des prétentions théoriques. Un silence de notre part pourrait paraître une dérobade ou l’aveu dissimulé que nos adversaires ont dit vrai. Force nous est donc de revenir encore brièvement sur les divers objets de la controverse.

* * *

Pour prouver que nous avons bien renié notre déclaration de principes de 1931, Bilan reproduit un passage de cette déclaration relatif à la démocratie et le fascisme qu’elle met en regard d’un autre passage se rapportant au même sujet mais extrait celui-ci de notre résolution de février 1937 sur la question espagnole. Le procédé qui consiste à citer des textes, et qui paraît donc donner toute garantie d’objectivité, pourrait être étendu à l’infini sans faire avancer la discussion d’un millimètre, puisque Bilan entend donner, et à la déclaration de 1931 et à la résolution de 1937, une portée que ni leur auteur, ni personne d’autre n’a jamais voulu leur conférer, mais que seuls les censeurs de la Fraction s’entêtent à vouloir leur donner en dépit des faits et contre toute logique. On voit donc que dans tout cela ce ne sont pas des guillemets qui nous départageront, il faut encore un minimum de compréhension et de bonne foi. Celui qui critique une thèse doit admettre les divers éléments de cette thèse dans leur rapport interne tel que l’auteur de la thèse les a voulus coordonner, quitte à signaler lorsqu’il le juge nécessaire, l’antinomie entre tel ou tel élément et la réalité telle qu’elle lui apparaît. Si un doute surgit quant au rapport d’un de ces termes avec l’ensemble de la thèse au cours d’un développement ultérieur de l’ensemble de faits qui font l’objet de la thèse, développement qui n’aurait pas pu être prévu lors de l’établissement de la thèse première, le bon sens exige que le critique accepte sans plus l’avis de l’auteur quant à la relation que le fait nouveau est appelé à recevoir dans la démonstration critiquée. Le critique a certes le droit de critiquer la relation interne des éléments d’une thèse, d’établir s’ils concordent oui ou non avec la réalité. Il n’a pas le droit de faire fi de la logique interne d’un point de vue. Il n’a pas le droit de prendre tel élément qu’il lui semble cadrer avec la réfutation qu’il se propose de faire, d’en écarter tel autre, toujours de la façon la plus arbitraire et en se laissant guider par le seul souci de ménager un triomphe facile à l’idée qu’il défend. De tels procédés relèvent de l’inquisition et non de la discussion.

Mais arrivons en aux faits. Le document de 1931 incriminé et qui fut présenté à la réunion constitutive de la Ligue admettait le fascisme et la démocratie comme deux formes historiques possibles de la domination du capitalisme. Comme il ne s’agissait pas de tracer une voie à perspective raccourcie, mais d’esquisser les principes généraux sur lesquels l’action de la Ligue se fondait, l’auteur du document s’est borné à signaler qu’en général il était indifférent au capital qu’il s’appuie sur la démocratie ou sur le fascisme. Toutefois, on y marquait déjà, en des termes qu’il n’est pas superflu de rappeler, la nécessité du capitalisme de recourir au fascisme. On y disait : "Le développement de la lutte des classes d’une part, l’évolution du capitalisme concentrant le pouvoir économique dans les mains d’une oligarchie de plus en plus restreinte d’autre part, a amené la bourgeoisie à rechercher d’autres formes (que la démocratie) de domination politique. Le fascisme et la dictature ouverte sont devenus nécessaires au maintien du pouvoir de la bourgeoisie..." Cependant, par sa nature, le document en question n’avait pas à s’inquiéter outre mesure de la probabilité du triomphe de l’une ou de l’autre forme de domination. Il lui suffisait d’établir que la tâche du prolétariat ne pouvait pas tenir dans le dilemme démocratie-fascisme, mais qu’il le dépassait. La rédaction du passage du document incriminé atteste qu’il ne s’agissait que de remarques tout à fait générales, que le souci de tracer une voie de développement précis était absent et y devait être absent. Citons encore à l’appui de notre affirmation cette phrase, que les italiens reprennent aussi, sans toute fois la comprendre : "D’une façon absolue, il n’existe aucune limite au-delà de laquelle le recours à la méthode démocratique devient impossible." D’une façon absolue, cela veut dire d’une manière générale. La formule laisse la place à une précision ultérieure. La préoccupation dominante, à ce moment, c’était de démontrer que même si dans des pays où le fascisme était instauré depuis longtemps, le capitalisme essayait de se refaire une nouvelle jeunesse en tentant d’acclimater un régime plus démocratique, la tâche de la classe ouvrière ne pouvait jamais consister à s’identifier avec cette démocratie, contrairement à ce que la social-démocratie s’efforçait de faire admettre.

La résolution du 20 février 1937, celle qui consacra la scission dans la Ligue, devait trancher le problème d’une manière beaucoup plus serrée que ne l’avait fait la déclaration de principes de 1931. En effet il s’agissait de prendre position sur les événements d’Espagne. La démocratie capitaliste traversait une nouvelle crise. Le Front populaire en Espagne échouait et devait se muer en dictature ouverte du capital ou céder la place à la révolution prolétarienne [3].

L’Espagne venait allonger encore une liste déjà longue de pays où le capitalisme s’était vu arrêté dans son évolution vers la démocratie. C’est pour cela que la révolution de 1937 est beaucoup plus catégorique à propos du fascisme que notre document de 1931. Elle indique effectivement comme une tendance de plus en plus marquée le glissement général vers le fascisme. Effet d’un reniement de nos idées de 1931 ? Pas le moins du monde. Mais précision à la lumière des événements d’un développement vaguement entrevu antérieurement. Ce n’était pas d’ailleurs depuis hier que nous avions émis l’opinion que le fascisme pourrait peut-être devenir la forme générale de domination capitaliste. La victoire du fascisme en Allemagne et en Autriche nous y avait incité. Mais pas seulement la victoire ouverte du fascisme, aussi le fait que dans les autres pays en dépit du maintien d’une phraséologie démocratique une tendance s’y faisait jour à réaliser ce qui constitue l’essence même du fascisme : la collaboration forcée des classes. Il nous serait facile de reproduire de nombreux textes d’articles, surtout à partir de 1933, où nous défendions la tendance à l’universalité du fascisme. Mais ce n’est point nécessaire, car tout le monde le sait et même Bilan ne songe pas à le nier. Il n’y avait donc dans notre résolution de février 1937 rien d’autre qu’une pensée que nous avions exprimée dès 1933. Il se fait que c’est précisément en cette même année que la Fraction italienne et la Ligue commencèrent à travailler ensemble de la façon la plus intime et c’est à peu près vers cette époque que se place l’adhésion à la Ligue des camarades qui plus tard épousèrent les idées de la Fraction. Quoique la Fraction, ou plutôt certaines éléments de la Fraction, combattirent dès le début l’opinion défendue par nous de la tendance à la généralisation du fascisme, personne ne songea jamais à considérer cette opinion comme un reniement des principes adoptés par la Ligue en 1931 et encore moins à accuser son protagoniste de trahison.

Tout au long de la période d’alliance avec la Fraction, période qui dura quatre années, il y eut des discussions sur les problèmes de la démocratie et du fascisme. Il y avait manifestement désaccord. Non pas que l’un d’entre nous songea à "défendre la démocratie" en tant que système contre le fascisme, encore moins à en accepter les principes et les mots d’ordre. Mais nous croyions que les actes de destruction de la démocratie pouvaient être le signal, l’occasion d’un réveil de la classe ouvrière et qu’il importait donc de suivre cette destruction anti-démocratique avec vigilance, dans l’espoir d’y faire intervenir la classe ouvrière avec ses mots d’ordre à elle et sous son drapeau. La Fraction soutenait par contre que toute intervention du prolétariat dans un conflit qui mettait au prise la démocratie et le fascisme devait nécessairement, quelque soient les conditions de cette intervention se terminer au désavantage du prolétariat.

Les événements nous donnèrent incontestablement raison. L’attaque réactionnaire de février 1934 en France a ouvert une période de luttes de classes intenses. Personne ne pourrait le nier. La Belgique et l’Espagne ont suivi. Il est vrai que la classe ouvrière n’a pas su rester maître de son action et que par l’idéologie du Front populaire le capitalisme est parvenu à replacer la classe ouvrière sous son contrôle. Mais ce résultat est dû à d’autres causes, indépendantes de la réaction de la classe ouvrière contre le fascisme. Il reste toujours à démontrer que la classe ouvrière serait plus avancée si elle n’avait pas riposté au fascisme [4]. A moins qu’on ne soutienne que le triomphe du fascisme crée les conditions idéales à la formation de la conscience révolutionnaire du prolétariat. Mais cela personne ne songe à le démontrer, même pas la Fraction.

Mais que prouvent ces faits ? Ceci, que la Fraction s’est trompée si elle a cru que la déclaration de principes de la Ligue établissait sur le problème de la démocratie et du fascisme une identité d’idée avec elle. Les désaccords, surtout depuis 1933, moment où la Fraction conclut une alliance avec la Ligue, auraient pourtant dû lui ouvrir les yeux. Nous ne sommes pas responsables de la cécité de la Fraction. En 1937, nous avons, en conséquence des divergences profondes sur la question espagnole, nous avons mis fin, de propos délibérés à cette alliance avec la Fraction. Vous étiez citoyens, contre cette rupture, comme en témoignent les démarches que vous tentâtes à la dernière minute pour chercher un terrain d’entente qui aurait sauvegardé une collaboration ultérieure des deux organisations. Ces tentatives se heurtèrent à un refus de notre part. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes des accusations de reniement et de trahison que la Fraction nous lance à la tête. Mais prenez attention, citoyens, ces accusations vous éclaboussent aussi. Car enfin, si nous étions des traîtres, des renégats, des contre-révolutionnaires (et quoi encore donc) pourquoi avoir voulu maintenir une collaboration avec nous ?

Non, soyez plus calmes, et surtout plus loyaux et plus courageux et reconnaissez ce qui est : notre position à propos de l’Espagne découle des idées que nous avons défendues depuis toujours, comme les vôtres sont la conséquence de votre sectarisme qui se cache sous un messianisme de parti et que nous n’avons jamais cessé de combattre.

* * *

Bilan reproduit pour la deuxième fois (et cela parce que nous avons eu le malheur de ne pas la démentir la première fois) une phrase qui doit prouver que malgré tout nous aurions considéré le rôle du gouvernement républicain comme peu inquiétant pour la révolution. Cette phrase est extraite de notre résolution de février 1937 et dit ceci : "Déjà maintenant, la bourgeoisie en réalité n’est plus représentée dans le gouvernement de Madrid que par des politiciens qui ne représentent plus qu’eux-mêmes." Nous voulions marquer par là combien il était difficile à la bourgeoisie de se faire représenter par des partis bourgeois, ceux-ci étant tous ou presque tous passés au fascisme. De là le besoin d’utiliser des partis qui ne se présentaient pas comme des partis bourgeois (et qui n’auraient pas pu se présenter comme tels) comme les socialistes et les staliniens. Nous en concluions que ces partis étaient les vrais responsables de l’avortement de la révolution prolétarienne, mais jamais nous n’en avons conclu que les fonctions de pareils gouvernements n’étaient pas des fonctions capitalistes. On s’en rendra compte en lisant le contexte dont Bilan a tiré la phrase incriminée. Le voici :

"... En Espagne, la lutte conséquente contre Franco pose le problème de la destruction du capitalisme. La classe ouvrière est donc, en réalité, la seule classe qui puisse mener la lutte contre Franco jusqu’à son ultime conséquence. Bien avant qu’on en soit arrivé là, la coalition gouvernementale actuelle se brisera. Déjà, maintenant la bourgeoisie en réalité, n’est plus représentée dans le gouvernement de Madrid que par des politiciens qui ne représentent qu’eux-mêmes. La bourgeoisie se trouve, en grande majorité, derrière Franco, mais cependant, c’est elle qui dirige la politique du gouvernement de Valence au travers des ministres socialistes, communistes et anarchistes. Les coalitions plus radicales encore peuvent voir le jour, mais la politique de classe du gouvernement ne s’en trouvera pas changée. La classe ouvrière ne peut donc rien espérer de pareils changements."

C’est donc exactement le contraire de ce que la Fraction veut nous faire dire. Et après cela, elle a encore très bien le toupet de dire que nous nous indignons. Toutes les autres balivernes de Bilan ne méritent même pas la peine d’être relevées. Ainsi par exemple, notre prétendue croyance à la valeur en soi des conquêtes ouvrières. Avant eux, nous avons nous-mêmes défendu (dans notre rapport de décembre 1936) contre les anarchistes les quelques vérités qu’ils nous servent maintenant comme des révélations. Nous n’avons pas davantage envie de répondre quand on prétend que nous assignions à l’action des ouvriers russes en 1905, la fonction d’une "lutte pour le pope contre le tsar." C’est vraiment trop bête.

La vérité restera celle-ci. C’est que nous avons accepté en bloc la lutte des ouvriers espagnols et non "l’union sacrée" comme vous le prétendez. Notre opposition à l’union sacrée ne se réduisait pas à un seul refus de collaboration ministérielle comme vous l’écrivez, mais elle embrassait tout un programme de lutte indépendante du prolétariat dirigé vers la prise du pouvoir. Nous avons salué dans l’insurrection ouvrière de juillet 1936 un des points culminants du mouvement d’émancipation ouvrière et qui peut se comparer à la Commune de Paris, la révolution d’Octobre 1917. Vous n’avez eu que ricanements et apitoiements indulgents. Non seulement vous avez repoussé la lutte en bloc, mais également en détail. Il n’y a rien qui a trouvé grâce à vos yeux. Tant pis... pour vous.

PS. La Fraction belge prétend que nous nous "dérobons" à toute discussion "devant les ouvriers". Les faits sont les suivants : une discussion publique des plus larges a eu lieu sur les problèmes d’Espagne. Des membres de la Fraction y ont participé mais... se sont tus. Cette discussion close, la Fraction a sommé différentes organisations dont la nôtre de rouvrir une discussion qui ne serait accessible qu’aux seuls membres des organisations participantes. Nous avons répondu que nous étions prêts à participer à une nouvelle discussion à condition cependant de ne pas nous trouver en tête à tête avec les seuls membres de la Fraction. Nous sommes prêts à nous rencontrer avec la Fraction dans un débat, mais devant témoins. Le temps est passé des réunions intimes avec les seuls membres de la Fraction.