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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’évolution des évènements d’Espagne
{Bilan} n°43 - Septembre-Octobre 1937
Article mis en ligne le 17 juin 2017
dernière modification le 11 mars 2018

par ArchivesAutonomies

Deux séries de phénomènes ont atteint aujourd’hui, dans la péninsule ibérique en feu et en flammes, une clarté que les milliers de cadavres ouvriers illustrent tragiquement. À côté du massacre des champs de bataille, les prisons fascistes et antifascistes sont pleines des cris de souffrance de prolétaires frappés pour leur idéal de classe. Plus particulièrement, dans le secteur où les ouvriers avaient pensé trouver le mirage de la révolution, l’ordre est imposé à la pointe des baïonnettes, la répression sévit cruelle et sanglante et nombreux sont déjà les assassinés. Berneri, Nin et combien d’autres ont été frappés dans les rues de Madrid, de Barcelone par la bestialité déchaînée de la canaille centriste. Juxtaposés aux procès de Moscou, nous avons les procès de l’Espagne où la machination policière est la même et le meurtre identique.

Combien tragique est cette évolution des événements qui pourtant confirme, ah ! bien malheureusement, ce que nous écrivons depuis plus d’un an ! Maintenant dans les geôles antifascistes méditeront-ils toutes ces victimes qui hier voulaient battre Franco en collaborant avec l’État capitaliste ? Comprendront-ils tout ce que signifie ce sang ouvrier versé par l’ antifascisme en holocauste à la domination bourgeoise ?

Mais les événements sociaux, comme les phénomènes de la guerre qui en émanent dans le système actuel, ont leur logique implacable : on ne sort de l’ornière qu’en bouleversant tout le chemin suivi : on termine la guerre en déclenchant la lutte pour la révolution. Et aucune force politique ou syndicale de l’Espagne ne peut plus se dégager. Le capitalisme les frappera mais ils ne peuvent plus rien faire pour lui échapper et retrouver le chemin de classe des ouvriers : le mécanisme de leur fonction s’est engrené dans les rouages de la machine bourgeoise qui élimine tout ce qui n’a plus d’utilité pour elle et qu’elle dut tolérer dans la phase antérieure.
La guerre et les événements sociaux évoluent ainsi sur le même plan : l’avance ou le recul militaires s’accompagnent de modifications constantes qui apparaissent sur l’arène sociale. Et l’inverse est tout aussi vrai.

Une crispation permanente dans les rapports sociaux est le résultat de ces derniers mois de marche saccadée des événements. Hier c’était Malaga, puis Bilbao, maintenant Santander. En Aragon, c’est Belchite qui enfin tombe entre les mains des troupes républicaines. Parallèlement, à Madrid, à Valence, à Barcelone, les difficultés augmentent, les difficultés économiques grandissent et le capitalisme trouve dans les circonstances militaires la possibilité de pousser toujours de l’avant son offensive réactionnaire qui égale déjà en férocité celle de Franco lui-même.

Le P.O.U.M. est éliminé quasi complètement. Le duel se poursuit pourtant entre toutes les autres forces de la contre-révolution : la source en réside dans les difficultés que veut résoudre le capitalisme : le résultat en est la destruction de toute possibilité révolutionnaire.
Le point essentiel de la situation sociale a été défini clairement par les chefs centristes. Plus d’entreprises collectivisées, plus de comités ouvriers : une sévère économie de guerre bourgeoise qui est aussi la meilleure garantie de la réaction contre le prolétariat. La "Révolution Prolétarienne" reporte une citation d’un discours de Comorera, le chef du P.S.U.C., qui est nette : "Il faut procéder à la création d’un Conseil général de l’industrie, qui établisse une politique d’économie et empêche la hausse vertigineuse des prix. Il y a le cas d’une puissante organisation industrielle qui aide la guerre en fabriquant des baignoires et en usant là-dedans des tonnes de fer. Il faut changer radicalement le régime des usines en Catalogne, qui doivent être dirigées par un technicien responsable et non par un Comité. Il faut imposer une discipline sociale sévère dans l’industrie."

C’est en vertu de ces mêmes considérations que le Conseil d’Aragon fut dissous et Joachim Ascaso arrêté sous une inculpation fantaisiste de vol de bijoux pour des buts personnels. Toutes les entreprises que les anarchistes avaient édifiées sur le sable, les collectivités paysannes, etc., pourront ainsi être balayées et la diversion sera facilement trouvée avec l’offensive en Aragon se concluant par la prise de Belchite. Ce sont les centristes qui avec l’aide du gouvernement partirent rétablir "l’ordre" et la conjugaison de Lister, une canaille centriste, avec Mantecon, le gouverneur général nommé par Valence, s’ effectua aisément.
Aucune réaction vraiment sérieuse n’eut lieu et ne se produira du côté anarchiste contre le développement de la réaction. On exclut la F.A.I. des tribunaux "révolutionnaires" ; on arrête Ascaso pour dissoudre le Conseil d’Aragon et soumettre ce front complètement au gouvernement de Valence ; on arrête Fernandez, ancien secrétaire anarchiste de la nouvelle Sûreté Publique, et ni la "Solidaridad Obrero", ni le "Frente Libertario", ne trouvent autre chose que des gémissements sur leur modération et des cris pour plus de justice.

Tous ces remous où le capitalisme poursuit sûrement sa route (car il sait qu’il lui faut jeter les bases d’un ordre où le prolétariat reste à sa merci) se répercutent profondément dans la vie sociale. Nous n’en prendrons pour preuve que le pacte conclu entre l’U.G.T. et la C.N.T. qui dépasse les cadres d’un simple accord syndical pour apparaître comme une forme de canalisation du mécontentement sourd qui germe parmi les prolétaires étranglés dans les tenailles d’une économie de guerre que les centristes voudraient renforcer toujours un peu plus.
Largo Caballero, ayant autour de lui la "gauche" du parti socialiste et qui a dans ses mains l’U.G.T., la C.N.T. avec ses chefs opportunistes, les ex-ministres du type Garcia Oliver : voilà ceux qui veulent bannir entre eux toute attaque, circonscrire l’influence centriste dans les syndicats, se garantir une stabilité mutuelle dans le fonctionnement et la vie de leur appareil syndical. Plus concrètement, c’est la digue qui va arrêter toute tentative des ouvriers de réagir contre le retour à la normalité bourgeoise dans tous les domaines : à commencer le domaine économique et social. Démagogiquement, ils proclameront leur volonté de lutter contre la destruction des collectivisations, mais en fait la marche même de la guerre leur permettra de la faire accepter "à regret" et avec beaucoup d’imprécations.
Mais le front le plus décidé de la contre-révolution, le bloc socialo-centriste : la tendance Prieto-Negrin, les Comorera, Diaz et consorts s’inspireront de la marche des opérations militaires, du leitmotiv des idéologies anarchistes et poumistes : battre d’abord Franco, pour décupler sans arrêt leurs attaques ,contre les prolétaires. "Suprématie des partis politiques qui seuls peuvent faire gagner la guerre."
Qu’importe les pactes de non agression entre les syndicats lorsqu’il s’agit de faire travailler plus, de produire mieux, d’assurer une discipline partout, écriront-ils ? Et la logique des événements leur donnera raison. N’était-ce d’ailleurs pas la vieille chanson de la C.N.T.-U.G.T. ?
On ne doit donc pas s’y méprendre. Après plus d’un an de guerre ce pacte syndical, loin de représenter un pas vers une quelconque unité ouvrière, et bien loin de représenter la réponse du bloc révolutionnaire à la régression socialo-centriste, sera une expression de la tension extrême des situations où le capitalisme peut employer des forces qui lui sont désormais acquises et qui s’affrontent antagoniquement pour la défense de ses intérêts.
L’importance du pacte, l’irritation croissante de l’U.G.T. contre l’emprise du centrisme (il faut voir la réponse de Largo Caballero au parti communiste lui proposant de s’adresser à l’Internationale socialiste en vue du Front Unique), l’alliance avec la C.N.T, qui s’est faite chasser de tous les postes gouvernementaux tient à la situation qui voit percer la fermentation des ouvriers.
Les syndicats sont incorporés à la machine étatique, ils se trouvaient - du moins en Catalogne - à la tête de toutes les grandes productions, mais il va de soi que leur militarisation n’a pu empêcher complètement que des secousses soient perçues par les sommets dirigeants : les bonzes, qui ont vu certainement avec un grand soulagement l’État capitaliste chasser leurs hommes du gouvernement et se borner aux partis politiques. Mais, d’autre part, ceux-ci sont tenus par les nécessités de la guerre à briser par la violence cette fermentation et il n’est pas exclu que l’expression capitaliste donnée à celle-ci par le pacte U.G.T.-C.N.T. se heurte brutalement à la politique de Negrin. Déjà la presse centriste mène une furieuse campagne contre Caballero et ses alliés anarchistes. Demain, sous des prétextes aussi fallacieux que pour Ascaso, des arrestations, des exécutions pourraient avoir lieu.
Par rapport à la tragédie espagnole, ce pacte mesure l’état où en est réduit aujourd’hui le prolétariat de Barcelone qui le 19 Juillet tenait la rue, occupait le haut du pavé et faisait trembler la bourgeoisie.
Et malgré lui, avec lui, la répression ne cesse pas un instant : la lutte contre les "trotskistes" agents de Franco, ou les irresponsables anarchistes, les "incontrôlés", bat son plein, alors que les pelotons de gardes républicaines, emplissent les villes pour effectuer le travail de "municipalisation", de rentrée dans l’ordre que la marche des opérations militaires exige.
Et celle-ci se déroule en déjouant tous les calculs des "stratèges militaires".
La ceinture de fer de Bilbao est détruite par les troupes Franco-italiennes ; Santander se rend au cours d’événements plutôt confus où l’on parle de trahison. Toute la Catalogne est brusquement jetée dans cette avance sur le front d’Aragon où Belchite assiégée depuis près d’un an tombe. Ces choses ne sont-elles pas un peu étranges ? La stratégie militaire n’est-elle pas fonction de la lutte sociale que le gouvernement de Negrin a déclenchée ? Mais alors entre Franco et le front antifasciste existerait une sorte d’accord, une affinité permettant à l’un d’attendre les conditions où il faut attaquer, à l’autre de les préparer.
En mai déjà, Franco s’est abstenu d’attaquer le Front d’Aragon pour permettre à Caballero de faire face aux prolétaires. Maintenant. Belchite tombe en conclusion d’un travail de répression comme les ouvriers de la Catalogne en ont rarement connu.
Toutes ces considérations doivent nous permettre de comprendre que la guerre d’Espagne entre dans une phase critique. Les opérations militaires ne peuvent plus rien apporter de spécial : elles tendent à acquérir un mouvement d’escarpolette où l’avantage est néanmoins du côté de Franco. Du côté républicain on s’efforce avant tout de mater les ouvriers, d’en finir avec toute idée révolutionnaire et ici les centristes représentent l’axe de la manœuvre ; du côté de Franco un épuisement se manifeste et est solutionné par l’envoi régulier de troupes italiennes et allemandes qui sont elles-mêmes l’expression de la tension croissante en Italie et en Allemagne.
D’une façon plus générale, la bataille espagnole se poursuit dans une situation qui également au point de vue international marque l’intense travail de sape des contrastes sociaux qui bouillonnent dans les artères du système capitaliste. Les torpillages par sous-marins "inconnus" (moins hypocritement, on dit italiens) qui atteignent des navires anglais, russes, ne dégénèrent pas en conflits du fait de la volonté unanime des États capitalistes d’empêcher une guerre généralisée. Blum, dans le "Populaire", a clairement exprimé cette opinion en se dissimulant sous l’anonymat. Mais le fait reste là : la guerre espagnole tourne en rond parce que seulement le réveil du prolétariat dans tous les pays peut en finir et à défaut de cela l’usure du mécanisme de la guerre provoque une irritation croissante qui fait publier ouvertement par la presse italienne le nom des généraux italiens en service en Espagne ; qui provoque impunément le torpillage des vaisseaux anglais, etc., etc.
Dans cette situation où le devoir des communistes n’est pas seulement la lutte pour la transformation de cette guerre capitaliste en guerre civile ne réside pas uniquement dans l’appel à la fraternisation de tous les opprimés, mais où surgit aussi un devoir de solidarité envers les emprisonnés de l’Espagne républicaine, comme envers ceux qui peuplent les prisons de Franco, d’Hitler, de Mussolini et de Staline, les prémisses apparaissent autour de positions de classe pour pousser le prolétariat à reprendre sa voie spécifique. L’Espagne républicaine a abouti aux mêmes conditions de massacre des ouvriers que Franco : la guerre capitaliste du fascisme et de l’antifascisme reste sans issue sans un bouleversement complet portant les ouvriers à retourner leurs armes, immédiatement, contre l’État capitaliste et ses forces ; toutes les forces sociales qui ont jeté les ouvriers dans la voie de la guerre restent capitalistes, même si elles se font l’écho des réactions prolétariennes.
Et déjà les conditions d’une conversion dans les cerveaux ouvriers fraye sa voie dans la clarté actuelle et aucune manœuvre des agents bourgeois n’y changera rien.
Notre fraction qui a pu se placer à l’avant-garde du combat communiste dans ces nouvelles situations de guerre, enregistre la signification de la phase actuelle des événements espagnols, y voit un aspect du bouillonnement mondial qui agite le monde entier, qui passe de l’Europe en Asie et qui explosera dans ses centres les plus névralgiques, et cette situation l’oblige chaque fois un peu plus d’élever sa capacité, d’appeler les militants restés communistes à faire l’effort indispensable pour donner naissance aux organismes de la révolution prolétarienne.
Notre fraction salue les victimes de la guerre d’Espagne, les emprisonnés des deux camps, les ouvriers italiens et allemands jetés par leur capitalisme sur les champs de bataille et se propose en accord avec la fraction belge de faire l’effort restreint de solidarité effective qu’elle peut réaliser.