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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le "cas" LIP
Négation, N°3, Mars 1974, p. 22-38.
Article mis en ligne le 24 novembre 2013
dernière modification le 11 février 2018

par ArchivesAutonomies

" ... Ce socialisme ne consistera pas à permettre à l’ouvrier de sortir de l’usine avec une paire de chaussures en bandoulière ; et ceci, non parce qu’elles auraient été volées au pa­tron, mais parce que cela représente­rait un système ridiculement lent et lourd de distribution des chaussures a tous"
(Bordiga - Propriété et Capital)

Des ouvriers licenciés s’assurant eux-mêmes leur salaire grâce à la vente de la marchandise produite sous leur propre direction, le geste était spectaculaire et leur valut d’ail­leurs la célébrité. La lutte des ouvriers de Lip portant atteinte au droit de propriété sur les moyens de production et tendant à la réappropriation du produit par les produc­teurs semblait renouer avec un mouvement qui devait faire pas­ser la direction de l’appareil social de production aux mains de la classe ouvrière. Or cette perspective était le propre du mouvement ouvrier, produit d’une époque de la lutte de classes où le capital ne dominait que formellement le procès de travail et la société.
Si la lutte des ouvriers de Lip a pu s’inscrire initia­lement comme manifestation du mouvement ouvrier, c’est parce qu’elle a été déterminée, dans le cadre de l’entremise Lip, par des rapports sociaux entre le Capital et les prolétaires, largement identiques à ceux qui ont produit le mouvement ouvrier. Mais le cadre plus vaste de la société capitaliste nationale et internationale a aussi conféré à cette lutte son actualité : la propriété personnelle des moyens de produc­tion est devenue aujourd’hui une entrave à la production capitaliste qui n’a plus besoin de propriétaires, mais de gestionnaires. Aussi l’actualité de la lutte des ouvriers de Lip ne tient-elle pas à la tendance à la ré-appropriation, mais bien plutôt à la tendance à la gestion du capital par les ouvriers eux-mêmes : Lip est devenue une foire à l’autogestion. Ceci d’ailleurs, sans intention délibérée des travailleurs de Lip qui demandaient simplement un patron capable d’assurer leur survie.

1 - Lip, une manufacture à l’époque de la domination réelle du Capital

Le conflit Lip s’est produit dans un secteur (l’horlogerie) où la domination du Capital ne s’est pas encore parache­vée en domination réelle. Plus exactement, la domination réelle du Capital sur l’ensemble de la société n’y a pas encore promu le procès de travail spécifiquement capitaliste.
La soumission formelle précède historiquement la sou­mission réelle. lais dans certaines branches de production, "cette dernière forme qui est la plus développée peut consti­tuer à son tour la base pour l’introduction de la première" (Marx - Un chapitre inédit du Capital, ed. 10/l8, p. 201).
Dans la production horlogère, la forme du production capitaliste correspondant à la soumission réelle du travail du capital s’empare tout d’abord de la production des
pièces détachées : cette production est assurée par des machines-outils servies par des O.S. Cette partie de la produc­tion à haut degré de productivité a permis d’introduire la forme capitaliste dans la production des montres, sur le mode de la domination formelle du Capital sur le procès de travail de montage des montres, dans le cadre d’une manufacture. (Avant la manufacture, le montage des montres, se faisait dans le cadre d’un mode de production artisanal, par les artisans horlogers du Jura et de la Franche-Conté, "région de tradition horlogère’). Le mode de production capitaliste s’emparant du montage des montres, la domination est d’abord formelle : les procédés techniques à ce niveau diffèrent peu de ce qu’ils étaient dans le mode de production artisanal. Le montage des montres pourra se poursuivre même après que les ouvriers auront été expulsés de l’usine : c’est dire l’importance du travail humain à ce stade de la fabrication. La manufacture repose sur le travail qualifié des ouvriers, et c’est bien parce que Lip est la dernière manufacture horlogère que sa fermeture pose un grave problème d’emploi : les travailleurs de Lip "ne pourront jamais retrouver un travail correspondant à leur qualification" (Lip, dossier d’information, publié par la Comnission Popularisation des travailleurs de Lip, p. 9)
De plus, la production manufacturière repose sur une division du travail peu poussée : elle comporte la fabrication des matériels nécessaires à la fabrication complète d’une montre (c’est le fameux département des fabrications mécaniques)
En définitive, le capital Lip ; opérant sur une échelle trop restreinte, incorpore au produit une quantité de travail excédant la moyenne sociale. Les grands producteurs américains et japonais produisent à l’échelle de la production de masse. :
la dispersion de leurs capitaux permet de compenser la baisse du taux de profit, engendrée par l’élévation de leur compo­sition organique, par la masse du profit et par les surprofits car leur productivité plus grand fait jouer la péréquation du taux de profit en leur faveur. Dès lors, la domination de la société à l’échelle nationale et internationale se faisant sur le mode réel, une crise de maturation devait affecter le capital Lip, dont la forme de domination sur le travail était archaïque, s’exprimant dans le cadre de la production manufacturière : Lip doit disparaître en tant que capital indépendant et en tant que manufacture.
Or, autre trait archaïque, le capital Lip était la propriété d’une personne physique : Fred Lip. En tant que propriétaire de son capital, il tenta de s’opposer ou tout au moins de retarder la crise de maturation qui nécessitait sa dépossession. Il tenta de rationaliser sa production en introduisant une certaine taylorisation du montage des montres et de diversifier ses activités en créant un secteur machines-outils et un secteur équipement militaire. Ces essais de rentabilisation de la manufacture n’étaient que des palliatifs. Ce n’est pas comme on l’a dit parce qu’il était fantasque et brouillon qu’il a fait des fautes de gestion : c’est parce que la seule gestion conséquente était d’accepter l’intégra­tion de son capital dans un ensemble plus vaste et l’abandon de la production manufacturière ; il n’a eu que le tort de vouloir éterniser l’indépendance de son capital, et pour cela il lui a fallu trouver des palliatifs, que l’on a bapti­sés "fautes de gestion” (ce qui montre bien le caractère ambi­valent du conflit Lip, conflit retardataire au sein d’une situation avancée). Ces fameuses fautes du gestion n’étaient dues qu’au réflexe de défense du propriétaire devant la menace de sa dépossession.
L’accession à la domination réelle s’accompagne de la dissolution de la propriété personnelle du capital. C’est entre autre parce que la société capitaliste française est en train d’achever cette mutation que le cas de Lip a pris une telle résonnance à tous les niveaux de la société.
Au cours du conflit, on a pu voir certains représentants du Capital et des syndicats faire la critique de la propriété personnelle, à l’abri de laquelle et pour la défense de laquelle peuvent être commises des fautes de gestion dont ils soulignaient les conséquences sociales ; cf. "Syndicalisme-Hebdo" (CFDT) : "Le droit actuel est le protecteur tout-puissant de la propriété privée des moyens de production. Entre les patrons, qui ne trouvent pas leurs profits assez élevés, et les travailleurs qui risquent de se retrouver jetés à la rue, le droit tranche en fonction des premiers" (cité par Le Monde du 9 août 1973).
"Les salariés ne doivent pas supporter les risques financiers de l’échec d’une gestion". (Ceyrac, cité par Le Monde, 21 septembre 73).
"Les fautes de gestion sont souvent payées à retarde­ment par ceux qui ne les ont pas commises ... Il n’est pas tolérable qu’on puisse mener une entreprise à sa perte, s’en retirer à temps, et couler des jours tranquilles quand des centaines de salariés sont menacés de chômage". (L’Expansion, septembre 73, p. 100).
Aussi pour remédier à cette inadéquation, le gouverne­ment a fait voter une loi garantissant les droits des salariés en cas de faillite ; et les autorités locales se préoccupaient à l’époque du conflit de la situation des commerçants bison­tins devant la disparition de 1300 salaires et de celle de nombreux sous-traitants.
On sait que Fred Lip n’a pas évité la perte de contrôle progressive de son capital : Ebauches S.A. prend 33% des actions en 1967, 43% en 1970, la majorité en 1973. Cette pénétration progressive d’Ebauches S.A. devait trouver naturellement son achèvement dans la transformation de la production horlogère, de manufacture fabriquant la totalité de ses matériels et piècs ? détachées, en atelier de montage alimenté en pièces détachées par les autres unités d’Ebauches S.A., réalisant ainsi une plus grande division du travail inter-entreprises.
Dans cette optique, il fallait licencier la force de travail surnuméraire : de 866 personnes, le personnel horloge­rie devait passer à 620 (cf. doc. 3, plan Ebauches S.A. du 8 Juin 1973 : in "Lip 73", Seuil). Le plan Giraud avait retenu le même chiffre dans le secteur horlogerie ; mais il prévoyait la création d’un secteur de fabrication de boîtiers, permet­tant de ramener à un niveau plus acceptable, pour les ouvriers en luttes, le nombre des licenciements. En cela, il se trompait comme devait le prouver le rejet des accords de Dijon.
Mais Giraud était également désavoué par le patronat, et si les ouvriers avaient accepté son plan, on peut se demander s’il aurait obtenu les moyens de financement nécessaires. Le patronat reprochait à Giraud ses trop grandes concessions à la force de travail :
"M. Giraud est en train de nous bâtir un monstre" déclare une autre personnalité officielle intéressée de près au règlement de l’affaire Lip (Le Monde 22 septembre 73)
"Seule une réorganisation totale peut remettre Lip à égalité de coût de production, donc de chances commerciales. Et l’on est déjà sûr que ce grand nettoyage n’au par lieu" --- horloger de Besançon (Le Monde 22 septembre 73)
Dès la vieille des accords de Dijon, la mise en garde de --- était claire : "il faut que le chef d’entreprise ait sa liberté dans le domaine de l’emploi" (Le Monde, 7 octobre 73)
Le plan Giraud souffrait d’un autre défaut aux yeux du patronat : il prétendait pouvoir se passer d’Ebauches S.A. Or celui-ci est le plus gros producteur européen de pièces détachées d’horlogerie, si bien que sa participation à Palente est de loin la solution la plus rentable ; en outre, c’était le principal créancier de Lip.
Rappelons que les dettes de Lip s’établissaient comme suit : 30 millions à Ebauches S.A. ; 15 millions aux fournis­seurs (bracelets, boîtiers) ; 10 millions d’emprunts bancaires (Le Monde 14 Août). Se passer d’Ebauches S.A. signifiait donc lui rembourser ses dettes, et le plan Giraud avait donc besoin d’un financement minimum de 40 à 50 millions. Un tel handicap financier, conjointement à une structure productive où la force de travail était trop nombreuse : le projet était voué à la faillite.
Le plan Interfinexa de novembre 73 souffrait du même handicap financier. Son financement était de 40 millions, car il voulait se passer lui aussi d’Ebauches S.A. et faire appel à l’horlogerie française (Le Monde du 23 novembre 73). La Société Générale a refusé de financer ce plan, et il faut être le sieur Rocard pour croire ou dire que ce refus a été motivé par des raisons politiques.
Le plan Interfinexe-Bidegain-Neuchwander, qui a été adopté par le patronat, et que les ouvriers ont finalement été contraints d’accepter, faute d’autre issue, présente, lui, un financement de 10 millions de capitaux privés et de 15 millions d’aide d’État (Le Monde 2 février 74) auquel il faut ajouter 2 millions de reliquat des ventes sauvages !
Ce plan marque la réintégration d’Ebauches S.A. en tant que protagoniste de l’affaire, d’où économie de financement et perspective de rentabilisation accrue : le nouveau capital va opérer sur une échelle double de la précédente ; Neuchwander précise que l’objectif est de fabriquer un million de montres par an, alors que la manufacture n’en produisais pas 500.000 ... (cité par le Figaro, 7 février 74). C’est la solution de la crise de maturation par l’accession de la production horlogère de Lip à la domination réelle.
C’est aussi la solution, dans le sens des intérêts du Capital, de la contradiction interne à la revendication des ouvriers de Lip : ils voulaient à la fois une bonne gestion du capital les mettant à l’abri des licenciements, laquelle ne pouvait être autre chose que l’accession du capital Lip à la domination réelle, ce qui signifiait le licenciement de la force de travail excédentaire. Le plan Neuchvander-Bidegain "concilie" effectivement las deux pôles de la contradiction en subordonnant la réintégration plus ou moins complète des ouvriers à la benne marche de la nouvelle entreprise.
L’autre revendication, le non-démantèlement, a trouvé elle aussi sa solution dans le sens des intérêts du Capital. Le secteur machines-outils d’Ornans est indépendant depuis novembre 73 et, à Palente, l’horlogerie et les équipements militaires sont coiffés par une société holding, structure juridique de mise en commun des capitaux et profits, qui ne laisse subsister aucun lien technique dans le domaine de la production.
On ne peut terminer ce chapitre sans faire remarquer que "la Société Européenne de développement horloger et mécanique" comprend principalement dans son conseil d’admi­nistration les représentants de capitaux français tels que B.S.N., Rhône-Poulenc, Sommer, opérant dans les secteurs de la chimie et de la pétrochimie : nous avons vu au chapitre précédent la place et la signification qui reviennent à ces secteurs dans le cadre de la domination réelle du Capital.

2 - Le mouvement ouvrier chez Lip

"La revendication socialiste classique consiste dans l’abolition du salariat. Seule­ment l’abolition du salariat comporte celle du capitalisme. Ne pouvant abolir le salariat, dans le sens où l’on rendrait au travailleur la physionomie absurde et rétrograde de ven­deur de son produit, le socialisme revendique dès sa formation l’ABOLITION DE L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ"
Bordiga - Propriété et Capital

Quels qu’aient été ses développements ultérieurs, l’origine du conflit de Lip est indiscutablement prolétarienne, en ce sens que l’impossible reproduction du capital de cette entreprise fit apparaître brutalement le statut de sans réser­ves de ses ouvriers. Comme on l’a fait beaucoup remarquer, les difficultés de l’entreprise ne gênèrent pas la survie de son patron, F. Lip, Les ouvriers, au contraire, étaient directe­ment menacés dans leurs moyens d’existence, et ce d’autant plus que, comme nous l’âvons rappelé, ils ne pouvaient trou­ver ailleurs une entreprise du même type (manufacture) qui les emploierait dans les mêmes conditions. Pour défendre leur survie, ils furent donc contraints de réagir. Mais comment ?
Nous allons voir que tout le déroulement du conflit a été déterminé par l’isolement fondamental dans lequel ils se trouvaient et que l’on peut envisager d’un double point de vue, prolétarien et capitaliste.
D’un point de vue prolétarien d’abord, car si l’impos­sibilité de la reproduction du capital Lip entraînait aussi celle du "prolétariat Lip”, il n’en allait pas de même dans le reste de la société, et c’est évidemment là qu’est la cause réelle de l’échec de la lutte des ouvriers de Lip, par rapport à ses objectifs, et de sa non radicalisation.
C’est aussi pour cette raison que, dans le but de défendre leur salaire, ils Furent amenés à faire une sorte d’apologie pratique du capital. Mais cela, ils l’ont fait sans choix préalable, et il est faux de prétendre qu’ils auraient pu opter pour des moyens plus radicaux. Ils agirent conformé­ment à leur isolement réel de prolétaires en lutte contre la négation de leurs moyens d’existence. Pour ce faire, ils durent, entre autre, se constituer d’éphémères réserves sociales (main mise sur les stocks de montres terminées et de pièces détachées, fond de solidarité). Le moyen illégal de cette action a pu faire penser qu’une radicalisation serait possible avec le développement du conflit, à moins que les syndicats ne parviennent à la trahir ou a la pervertir.
C’est prêter aux syndicats un pouvoir qu’ils n’ont pas ; car comme le contenu de cette illégalité était la constitution de réserves - qu’on ne pouvait de plus que traduire en monnaie- il était justement exclu qu’une radicalisation suive, puis­qu’elles supprimaient pour les ouvriers la contrainte, du moins potentielle, à détruire le Capital et le Salariat.
Et l’on retombe sur leur isolement profond de prolétaires, car seul un mouvement prenant racine dans les secteurs spéci­fiquement capitalistes eût permis de dépasser les limites intrinsèques à leur lutte, en lui déniant son caractère pure­ment ouvrier, en lui faisant en quelque sorte sauter une étape. Cette solidarité communiste eût évidemment été à l’opposé de la solidarité politique des autogestionnaires de tout poil, qui n’avaient d’autre souci que de renforcer cette fixation des ouvriers de lip à leur entreprise.
En l’absence de ce mouvement de solidarité réelle, le caractère ouvrier de la lutte prévalut, au cours du déve­loppement du conflit, sur son origine prolétarienne : l’absence de réserves. Dans leur isolement, les ouvriers de Lip ne purent dépasser les conditions immédiates qui étaient les leurs, et c’est sur cette base qu’ils se lancèrent dans la lutte. Accrochés à leur manufacture, ils affirmèrent leur conscience de producteurs, et essayèrent de la réaliser pratiquement. Ils remirent donc en marche la production des montres. "Les Lip", et c’est là l’origine de cette abjecte appellation populaire, devinrent un capitaliste collectif.
Ce qui est remarquable et caractérise Lip au plus haut point comme lutte du mouvement ouvrier, c’est que les travailleurs en lutte vont nier pratiquement la conséquence de la fermeture de leur usine (c’est-à-dire la suppression du salaire) en se versant eux-mêmes leur salaire, tel qu’ils le percevaient avant le 12 juin, date de l’annonce de la suspension des salaires :
"Nous avons reçu notre salaire habituel, celui que nous devait l’ancienne direction défaillante" (Lip, dossier d’infor­mation, op. cit.). Il ne s’agit pas seulement, en produisant et en vendant les montres, de ’financer’ la grève-comme l’ont fait les ouvrières de Cerisay, en vendant les chemisiers qu’elles avaient fabriqués par leurs propres moyens, ou les travailleurs de chez Bouly (fabrique de bas et collants à Fourmies) qui décident d’exploiter leur violon d’Ingres, pour alimenter leur caisse de solidarité ; "les unes trico­teront, crochèteront, coudront, tandis que les autres travailleront la bois et le fer forgé ; les produits ainsi obtenus seront mis en vente" (dépêche AFP 8 octobre 73) - Mais il s’agit surtout d’assurer le salaire. Non seulement la somme qu’ils perçoivent est identique à leur ancien salaire, mais en plus "chaque ouvrier ou employé a reçu sa feuille de paye, régulièrement remplie avec l’indication des retenus pour les assurances, l’ASSEDIC, la retraite complémentaire ..." (Le Monde 4 août 73).
La garantie du salaire est donc prise à la lettre, sous forme de "paye sauvage" et c’est bien là la volonté des ouvriers eux-mêmes : voir "l’interview Lip" (Jean Lopez, 18, rue Favart, 75002 - Paris) - nov. 73 - pp. 27 à 31.
En effet (cf. p. 3) il y avait trois solutions concer­nant la somme à percevoir ; 1°- somme égale à tout le monde, 2°- paye intégrale à tout le monde moins un pourcentage, 3°- salaire intégral, plus une caisse de solidarité où chacun mettra ce qu’il veut. C’est cette dernière solution qui a été retenue.
Certes, comme dit B., dans cette interview, le délégué syndical a appuyé la solution du salaire intégral, mais il serait faux de croire que l’adoption de cette mesure a été le résultat de la mise en condition de l’assemblée générale. La preuve, les interviewés la donnent eux-mêmes : "puisqu’on avait du fric, pourquoi on aurait admis un nivellement par le bas ..." - "alors que le patron nous donnait 200.000 pourquoi on aurait eu que 150.000 ?".
Bien sûr, il aurait pu être envisagé un nivellement par le haut, mais ils auraient été, dans ce cas, accusés d’irresponsables, dilapidant le capital de l’entreprise, ce qui s’opposait au sens de la lutte, le "non aux licen­ciements" signifiant le maintien du salaire et pas autre chose. "La paye normale à tous les ouvriers, ça a été quel­que chose de formidable, et je pense que si elle a été faite comme ça, c’était bon ; et la deuxième (paye) aussi, et puis encore maintenant ... J’aime autant qu’on donne la
paye qu’on a
" (Interview Lip, op. cit. p.31).
Par ailleurs, le choix du prix de vente des montres est lui aussi significatif : c’est celui du catalogue Lip - sortie usine. "Dans le prix de vente des montres sont inclus : le prix des pièces ; les impôts, la T.V.A., l’amortissement du matériel et son renouvellement, le salaire des ouvriers et même le profit du patron" (Lip, dossier d’information, op. cit., p. 11). Or, quelle raison objective à ce choix, puisque les ouvriers de Lip ne prétendent pas gérer le capital ; aussi, auraient-ils pu vendre, par exemple, toutes les montres au même prix, quelqu’en ait été le modèle. Il n’y a pas d’autres raisons à ce choix que de vouloir que tout continue comme avant : le maintien du salaire néces­site le maintien du capital. Le "non aux licenciements, non au démantèlement" signifie la "sauvegarde de l’entre­prise" (Lip - dossier d’information, op. cit. p. 9), c’est-à-dire du capital. Dans le cycle du capital, les éléments-valeurs du capital total sont reliés les uns aux autres par la nécessité pour le capital de décrire son cycle.
Dès lors les ouvriers de Lip ne pouvaient assurer le salaire habituel en vendant les montres à n’importe quel prix - non qu’il eût été impossible alors de financer la lutte - mais parce que cela aurait eu pour effet de briser la cohé­rence qui relie le prix des montres aux salaires normaux ; et briser cette cohérence, c’est briser le cycle du capital, et donc liquider l’entreprise : effet opposé à celui recherché.
De la même manière que le prix des montres ne pouvait être fixé en dehors du cycle du capital, le salaire ne pouvait être versé sans qu’un contrôle soit effectué sur l’emploi du temps des salariés. A l’usine d’Ornans, on a continué à pointer tous les jours jusqu’à la reprise du travail. A Palente, le contrôle était moins précis, mais existait cependant lors des assemblées générales. "Vous comprenez ..., dit une ouvrière à la Mutualité (12 décembre), si certains recevaient leur paye en se présentant seulement le jour de la paye, ça serait injuste... " . Là encore, c’est bien la conscience du produc­teur, de l’honnête ouvrier qui s’exprime.
Enfin les ouvriers continuent à porter leur blouse de travail bien longtemps après l’arrêt de l’usine, et les exhiberont aux quatre coins de la France dans les meetings de soutien. C’est peut-être dans ce trait que se révèle le mieux cette "conscience du producteur" qui caractérise le conflit Lip en tant que lutte du mouvement ouvrier, et l’anachronisme de ce mouvement par rapport aux résistances dominantes actu­elles des prolétaires telles que l’absentéisme et le sabotage.
Cependant, l’existence d’un capital ne sa résume pas dans le fonctionnement de la production. Le capital n’existe que s’il parcourt l’ensemble de son cycle harmonieusement. La solution consistant à sauver le salaire, c’est-à-dire le capital, en remettant en marche la production ne pouvait trouver son sens que si la suite du cycle fonctionnait également. D’où la nécessité de commercialiser les montres [1].
Très rapidement se forme un marché "sauvage", "parallèle", qui fut en même temps un Marché des montres et une foire de la solidarité formelle et intéressée des rackettes. Pour vendre ces montres,"les Lip" furent amenés à employer une méthode tout à fait moderne de commercialisation [2], celle qui ne passe pas par les détaillants (d’où les protestations des horlogers-bijoutiers) et qui donc permet d’économiser leur marge. Leurs montres, "les Lip" les vendaient dans des réunions poli­tiques, ou chez des amis, exactement comme les Tupperwear sont vendus dans des salons mondains ou en tapant chez le voisin. Par ailleurs, ce marché des montres impliquait une part de frais improductifs, comme pour tout autre capital.
En particulier, il fallait financer les déplacements des ouvriers, tant pour la vente que pour la popularisation de leur lutte (popularisation = opinion publique = publicité). S’il est vrai que ces dépenses ne furent pas couvertes par le produit de la vente, mais par les dons de solidarité, (cf. Ch. Piaget, Figaro l6 novembre), Lip autogéré disposait d’un atout supplémentaire (en plus du mode de commer­cialisation économique) puisqu’alors les frais n’étaient pas à imputer au capital de l’entreprise.
Mais malheureusement pour "les Lip", le marché des bonnes volontés de gauche était voué à une saturation précoce, inscrite dans sa nature même. En fait, cette étroitesse du marché était conforme à la non-rentabilité de l’entreprise Lip.
Et ce marché parallèle, était en même temps la foire des idéologies. En échange des montres achetées, chacun vou­lait donner aux ouvriers de Lip ses encouragements et conseils pour continuer la lutte [3]. Les meetings de soutien et autres réunions politiques permettaient aux différentes tendances politiques de tester ou d’ajuster leur propagande en matière d’auto-gestion, de contrôle ouvrier, ou autre. Ce marché étant une condition sinequa non de leur lutte, les ouvriers ne pouvaient que prendre pour argent comptant ces recettes et voir se préciser peu à peu dans leur esprit l’image de l’entreprise redémar­rant sur les bases du moment : l’autogestion. Comme le dit un ouvrier interviewé :

"... y a des gens qui ont été à Marseille, des gars qui ont été à Lyon, tous ils ont le sentiment d’être vachement costauds. Ils reviennent ici avec des tas de projets dans la tête, avec des idées qui viennent de tout le monde. Ils pensent que ça va se réaliser et puis ils tombent sur des gens qui, ici, subissent la pression des syndicats, qu’ils soient CGT ou CFDT, et qui sont complètement débalonnés". (interv. Lip,op.cit).

Attribuer à la pression syndicale le manque d’enthou­siasme des ouvriers demeurés à Besançon, cela masque son fondement réel : la dure réalité sur laquelle les voyageurs retombaient en arrivant à Besançon avec l’argent de la vente des montres, c’est que cet argent était impossible à conver­tir en capital additionnel. La deuxième phase du cycle (conversion des marchandises en argent) pouvait s’effectuer à peu près, nais elle n’avait que la moitié de son sens, puisque la troisième phase (conversion de l’argent en capital productif) ne comprenait que la couverture du capital varia­ble, et non celle du capital constant. C’est cette situation que vivaient quotidiennement "les Lip" à Besançon et que ne faisaient que traduire les syndicats. Ces limites n’étaient pas la conséquence d’une non généralisation de l’expérience autogestionnaire, au contraire celle-ci avait pour origine "l’absurdité logique" de la lutte : autogérer un capital en faillite ! Dans l’état d’alors de l’entreprise, "les Lip" ne pouvaient pas plus boucler le cycle que leur ancien patron [4]
Il ne restait plus aux commis-voyageurs qu’à repartir vers d’autres saoûleries perpétuellement ; "on a des gens comme P. par exemple, ben il est venu de Paris avec nous, le lendemain il est reparti à Lyon. Il est rentré de Lyon, il est resté ici une journée, en boule, dégoûté. Il est reparti à Marseille, il est rentré que ce matin. Et envisage de refou­tre le camp ailleurs". (Interview Lip op. cit.)
Ce qui précède nous amène au deuxième aspect de l’isole­ment de la lutte des ouvriers de Lip. D’un point de vue capitaliste, la bienveillance politique ou idéologique que le patro­nat ou le gouvernement accordèrent au cap Lip, n’excluait nullement l’abandon économique de cette entreprise. Depuis plusieurs années déjà, elle avait montré son incapacité à se maintenir dans la communauté du Capital ; et pour celle-ci, il n’y a pas de solidarité qui compte, il n’y a d’entente possible que dans le respect de la loi du profit. Pour être à nouveau rentable, il fallait que Lip passe par une restructura­tion fondamentale.

La preuve s’en trouve dans la somme (environ 2 millions) que, dans leur respect de la continuité du cycle, "les Lip" seront amenés à restituer aux nouveaux patrons, en plus des stocks restants. C’est ce qu’ils avaient accumulé en 7 mois de travail. Quand on sait que cette somme couvre juste un mois de salaire (pour 900 ouvriers), quand on la compare aux 15 millions dûs aux fournisseurs, on voit combien la composition organique du capital Lip pouvait être basse, et combien il était peu rentable.
Certes, "les Lip", capitaliste collectif, ont "tenu" plus longtemps que leur ancien patron. Cela vient de ce que, à la différence de ce dernier, et vu le caractère exceptionnel de la situation qu’ils avaient créée, ils n’ont pas eu à prendre en charge la totalité du cycle de "leur capital". " Les Lip" ont pu jouer sur le fait qu’une fraction de ce capital a une rotation rapide (capital circulant , c’est-à-dire salaires et pièces détachées). Ils ont nié le problème de fond : celui de la rotation du capital total. Non seulement, ils ne se sont jamais trouvés obligés de renouveler leur capital constant, mais ils ont décliné toutes les dettes qu’avait contracté l’ancienne direction. De plus, ils se sont dispensés de renouveler le stock de pièces détachées au fur et à mesure qu’ils y puisaient. Tout cela, ajouté aux avantages dont ils disposaient sur l’ancienne direction - et que nous avons mentionnés plus haut - bien loin d’être une preuve de supériorité gestionnaire, montra a contrario l’impossibilité de la ges­tion viable du capital Lip sur ses anciennes bases.

3 - La question syndicale

On a beaucoup parlé du rôle des syndicats dans l’affaire Lip : des divergences entre CGT et CFDT, des rapports entre celle-ci et le comité d’action extra-syndical qui s’est formé.
Alors que la CFDT prenait immédiatement la tête de la lutte, promouvait en grande partie le Comité d’Action et cautionnait l’illégalité, la CGT grognait ses sempiternelles revendica­tions de "droit au travail", clamait son réalisme et devait finalement s’effacer devant l’activité de sa concurrente. Cette activité parut consacrer le remariage du mouvement ouvrier et du mouvement syndical et put redonner un certain vernis au vieux "syndicalisme révolutionnaire".
En fait, au-delà de leurs discours respectifs, les dissensions entre la CGT et la CFDT à Lip n’ont pas pour origine un choix différent qu’aurait fait chacun de ces syndi­cats au niveau des modes d’action, nais une contraints exercé sur eux par leur différences générales qui étaient résumées fidèlement par leur situation particulière à Lip. A Lip, on a simplement assisté à l’expression la plus nette des divergences entre CGT et CFDT que Mai 68 avait publicisées et qui s’étalent plus ou moins réaffirmées depuis, à l’occasion de certaintes grèves (Joint ’Français notamment).
C’est ainsi que la prétention gestionnaire de la CFDT s’est nettement concrétisée à Lip par l’élaboration de la publicisation de plans de relance, contrairement à la CGT explicitement silencieuse à ce sujet. Celle-ci fut contrainte, sous peine de discrédit total auprès des ouvriers, à un suivisme accompagné de critiques "discrètes", mais plus ou moins cons­tantes à l’égard de "l’aventurisme" de la CFDT.
Le retour momentané à une pleine unité syndicale au moment des accords de Dijon, où les syndicats acceptaient le principe des licenciements, coïncidera avec le divorce renou­velé, et tout aussi provisoire, entre mouvement ouvrier et syndicats, lorsque se reposera dans les faits la question fon­damentale, pour les ouvriers, qui se saisissaient encore comme prolétaires, mais secondaire pour la CFDT : le licenciement de la force de travail excédentaire.
Sentant venir le désaveu de la base, alors qu’elle n’existe que par celle-ci, la CFDT se verra obligée d’accomplir une pirouette très acrobatique, puisqu’elle réadoptera, lors de l’A.G. consultative du 12 octobre, la position eu Comité d’Action, hostile à tout licenciement, et ne soumettra même pas au vote le contenu du compromis de Dijon (principe du licenciement avec garantie de réemploi), qu’elle défendait encore la veille. Inversement, ce type d’acrobatie est rendue possible par sa position "près de la base".
La création dans le conflit Lip d’un Comité d’Action pouvait surprendre a priori, d’une part parce qu’aucune grève, même les plus dures et longues, n’avait, ces dernières années en France, entraîné la naissance d’organisations distinctes des travailleurs autres que d’éphémères comités de grève, d’autre part, et surtout, parce que la CFDT s’engageait appa­remment à fond dans la lutte.
On l’a vu, la nature de la CFDT l’aliène à susciter la création de tels comités dès que la force de travail doit se prendre en charge elle-même. Lip en est un exemple concret, dans un contexte spécifique et isolé [5]. La prise en charge du capital variable Lip par lui-même, en vue d’une reconquête du capital global, nécessitait une organisation qui, à la fois, soit une émanation de la CFDT et possède un certain degré d’autonomie vis à vis de celle-ci, car le contenu de cette pratique se situait temporairement au-delà de la stricte négociation de la force de travail, qui constitue la pratique fondamentale de tout syndicat, quel qu’il soit. Que cette re­lative autonomie puisse, à certains moments, se transformer en opposition virtuelle est inscrit dans sa nature ; ce fut le cas dans le bref laps de temps qui sépare les accords de Dijon et l’AG consultative. Mais cette autonomisation ne pou­vait être l’expression d’un dépassement réel du syndicat par le C.A. ; au sein du même contenu général de l’action, sauve­tage de l’entreprise, aucune divergence n’est et ne peut être prélude à une rupture. Le syndicat tenait toujours entre ses mains la clé du problème. Pour on être convaincu, il suffit de remarquer l’acceptation finale et unanime du plan Neuchwander-Bidegain (Cf. plus haut) qui consacre la défaite totale et définitive de l’origine prolétarienne du conflit devant son contenu capitaliste ; cette défaite était inscrite dès le début, comme on l’a vu, et dès lors était irréversible, les seules questions encore en suspens étant son amplitude et sa dite réalisation. Ainsi, le problème du licenciement, pri­mordial dans le rejet des accords de Dijon, sembla "disparaître" subitement dans l’acceptation des accords de Dôle ; la seule habileté conjugués de Sidegain et des syndicats dans l’élabo­ration à ce niveau du nouveau plan n’explique pas ce revire­ment apparent ; cette "habileté" est au contraire l’aboutis­sement naturel d’un rapport social de forces qui était établi dès l’amorce de reconstitution du cycle capitaliste.
La création du ’’C.A. Lip et la pratique pour laquelle il a été fondé, reflètent indiscutablement LA FIN DU MOUVEMENT OUVRIER, en tant que force historiquement progressiste. En effet, les sans-réserves en lutte ne peuvent désormais s’autonomiser des syndicats que de deux manières : soit sur des bases réactionnaires (retour tendanciel à la petite production et distribution marchandes), soit sur des bases révolutionnaires, communistes (destruction de la valeur, du salariat, de l’entreprise et du marché). Ce sont tous les schémas de l’ultra-gauche conseilliste qui sont simultanément rendus caduques [6].
"On fabrique, on vend, on se paye - c’est possible !" chan­taient en choeur le C.A. Lip et les ouvriéristes, ultra-gau­ches et rmaoïstes confondus qui lui assurèrent une grande partie de sa publicité. Eh bien Non ! Ce n’est pas possible ! Le développement et la socialisation des forces productives par le Capital interdisent le retour à un tel mode étriqué de pro­duction et d’échanges mercantiles, si ce n’est dans des crises (limitées ou -avec d’autres modalités - générales, comme palliatif à l’impossibilité de reproduction du capital. Par là même, la fin du mouvement ouvrier prend immédiatement un contenu légué par ce développement : la reconversion de ses éléments théoriques et pratiques en contre-révolution poten­tielle.
Ceci ne peut étonner que si on ne prend en considéra­tion ni le Mouvement de l’histoire, ni le lien étroit entre révolution et contre-révolution.