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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Tristes tropismes
Négatif N°4 – Juin 2005
Article mis en ligne le 3 février 2019
dernière modification le 16 janvier 2019

par ArchivesAutonomies

Il faut se tenir à une certaine distance du mur pour éveiller l’écho

Aujourd’hui, le principal obstacle à la radicalisation des mouvements sociaux ne consiste peut-être pas tant dans l’absence de conscience que dans le sentiment trop largement répandu qu’il n’existe pas d’alternative au capitalisme. Les idéaux officiels de substitution, après avoir rempli, pendant une bonne partie du vingtième siècle, leur fonction de détournement des ambitions révolutionnaires, sont désormais morts. Ainsi, l’imposture constituée par l’existence des pays dits communistes (et des partis qui leur étaient inféodés dans les pays occidentaux), qui n’abusait plus que très peu de monde depuis de nombreuses années déjà, s’est effondrée au début des années quatre-vingt-dix. De son côté la social-démocratie, que personne ne parvient désormais à distinguer de la droite libérale, ne peut faire rêver que les couches supérieures de la classe moyenne. Le capitalisme aurait-il vaincu par K.O. ? C’est ce dont ses idéologues aimeraient nous persuader, à coup de "fin de l’histoire" et de "démocratie" triomphante.

La réalité, telle qu’elle est perçue par chacun d’entre nous, est bien différente. En effet, qu’offre donc le capitalisme, à part une pauvreté grandissante, une accumulation de problèmes que la course aux techniques serait censée résoudre, un désastre écologique qu’il nous faudrait savoir "gérer", ce mot dont on nous martèle le crâne pour bien y faire entrer l’idée que nous ne pour rons jamais aspirer à rien d’autre qu’à ce qui est ? Bref, une dégradation générale des conditions d’existence, qu’il serait seulement possible de limiter. C’est ce que savent aussi les classes dominantes et c’est ce qui les angoisse, car malgré leur triomphe apparent elles se sentent condamnées à défendre sans cesse une victoire qui de fait ne se révèle que provisoire. D’ailleurs, la disparition d’un supposé ennemi politique à l’Est, bénéfique du point de vue économique, leur complique sérieusement la tâche sur le plan idéologique. En effet, ledit communisme ne peut plus servir de repoussoir, et les révoltes à venir ne s’égareront plus dans ses impasses. Le roi est nu, et il doit plus que jamais effectuer le grand écart qui consiste à la fois à séduire et à contraindre.

Dans les sociétés capitalistes modernes, c’est notamment sur le pouvoir de séduction de la marchandise que repose l’efficacité et le dynamisme du système. Pour survivre, la marchandise, en dessous affriolants, aimante les désirs inassouvis des gens et leurs aspirations à un ailleurs que la colonisation des imaginaires a rendu toujours plus flou et plus distant. La misère des vies est telle que l’accès à tel ou tel bien, à telle ou telle parcelle factice de confort, de loisir ou de rêve se donne pour un raccourci vers une forme supérieure d’existence. La publicité est chargée d’attribuer à la marchandise ce caractère magique qui la transforme en image. Mais, une fois acquises, les choses ne peuvent donner que ce qu’elles ont, leur pouvoir de suggestion se dissipe, le carrosse redevient citrouille. Il faut alors une bonne dose d’auto-persuasion pour ne pas ressentir le vide absolu et le sentiment de frustration qui suit immédiatement la pseudo‑ traversée du miroir. Seule une excitation plus forte est susceptible de chasser cette déception causée par la marchandise, et seule une marchandise encore plus attirante peut venir au secours de ce manque. Cela se traduit aujourd’hui par exemple par une dose encore plus forte de "technologie", flatteuse pour celui qui l’emploie et qui dès lors, dans sa dépossession de tout, entend bien maîtriser le reste. C’est également sous cet angle qu’il faut comprendre aujourd’hui la course à la sensation (l’aventure au bout de la rue, la glisse, le saut à l’élastique, les jeux vidéo toujours plus réalistes, les effets spéciaux cinématographiques comme fin en soi, etc.), cette consommation de soi et du monde comme métaphore de la consommation marchande et comme marchandise à part entière.

Ainsi la marchandise, responsable de la misère sociale, exploite les aspirations humaines, fussent-elles de plus en plus diffuses, à une autre réalité, à une vie encore capable de réserver des surprises meilleures que celles, concoctées par les classes dominantes, de l’extension illimitée des frontières de l’abjection. Et la marchandise se présente comme la bonne fée susceptible de les satisfaire. Il est dans sa nature d’englober la totalité de la vie sociale, de ne pas admettre de frontières externes à son monde. C’est en cela que réside son caractère véritablement totalitaire. Certes, le problème que rencontre le capitalisme est de n’avoir pas encore réussi à extirper totalement l’humanité de l’homme (sa conscience, son désir de liberté), qui en tant que tel lui offre des résistances, ou est capable de les faire renaître. Parvenir à cette victoire totale est l’objectif inavouable du système capitaliste qui, en attendant, tâche de nous faire avaler ce monde de force, par la peur et la répression.

Le renforcement des politiques sécuritaires à l’échelle planétaire n’est pas autre chose que la manifestation la plus visible de ce totalitarisme marchand. Pas plus que dans nos têtes, il ne doit subsister d’"ailleurs" dans un espace désormais mis sous surveillance systématique. Le but est toujours le même : le pouvoir d’État (nous ne ferons aucune distinction ici entre l’État et ses subdivisions administratives, les petits potentats locaux, régionaux, etc., qui n’ont pour rôle que de rendre la domination plus présente et obéissent à la même logique de maîtrise centralisée de la vie des gens) doit s’imposer comme le "serveur" central dont tout être ne constituerait plus que le "terminal". Fin du sujet. Triomphe de la cybernétique. Chacun doit se faire à l’idée qu’il est "embarqué", sans échappatoire possible, ou alors débarqué, définitivement, comme des millions de gens déjà.

La peur, que les États inoculent à haute dose à travers les moyens techniques faramineux dont ils disposent, sert à justifier un tel dispositif de surveillance. Les méthodes qu’ils emploient sont en apparence beaucoup moins "douloureuses" que celles qui furent ou sont encore le propre des régimes totalitaires dans la définition habituelle de ce terme. Ainsi, la société de contrôle ne nous contraindra à aucun culte de la personnalité. La diffusion du sentiment de peur ne prendra pas, dans des situations normales — mais existe-t-il encore aujourd’hui des situations normales, des périodes qui ne soient pas de crise, des états qui ne soient pas d’exception ? — la forme d’une menace directe. Tout est dans l’art de la suggestion. Les pouvoirs utilisent des chemins détournés pour atteindre leurs objectifs. Ils agissent si possible en amont, de manière plus « subtile". La propagande de masse se dissimule aujourd’hui (à peine) sous le joli nom de "pédagogie". C’est à la puissance médiatique, qui s’exprime d’une seule et même voix par la bouche d’hologrammes grimaçants, que revient la charge de transmettre le discours du pouvoir, rôle autrefois réservé aux seules Églises. Mieux qu’elles, en pénétrant dans tous les foyers, les médias effectuent leur travail de sape quotidien, en tentant de nous persuader de la fragilité de nos vies, qu’on nous représente comme désormais menacées à chaque instant par toutes sortes de fléaux, pas forcément le terrorisme ou les "violences urbaines" diverses. Ce peut être par exemple la maladie, orpheline, infectieuse, toujours plus sournoise, toujours plus cruelle, dont on décrit midi et soir les variétés les plus rares afin de nous faire comprendre à quel point nous sommes dépendants de la recherche, des experts en général, du pouvoir spécialisé et donc de l’État. Mais ce peut être aussi l’accident de la route, le cancer du poumon, bref, tout ce dont l’individu seul serait responsable, coupable, et bien sûr pas le monde que le société marchande taille chaque jour à sa mesure pour assurer sa propre survie.

Au-delà des intérêts économiques immédiats (toute nouvelle mesure dite de prévention ou de protection, pour des dangers entièrement liés au mode de vie imposé par le système capitaliste, implique de nouvelles contraintes de consommation), ce qui se dessine est la construction d’un carcan de plus en plus contraignant qui enserre la vie de chacun. L’État, en tant que bras armé du système, tâche de s’immiscer dans les recoins les plus secrets de la vie des individus — ce qu’il a trouvé moyen de présenter comme un progrès — avec pour objectif de rendre impossibles toute action, toute pensée qui n’auraient pas pour horizon les effets spéciaux cinématographiques conçus par lui. Ce que l’on appelle aujourd’hui le néo-libéralisme correspond à la nouvelle phase du capitalisme qui tente d’assurer sa pérennité par la mise en danger permanente de l’existence de chacun. Et la peur à haute dose tue les rêves. C’est ce résultat qui est principalement visé. L’annonce dans les années quatre-vingt de la "mort des idéologies" et de la « fin de l’histoire » n’était jamais que l’amorce du plan liberticide inspiré par les scénarios les plus délirants de la science-fiction consistant à remodeler l’homme en profondeur. D’un être porté par le désir de liberté et la puissance du rêve, il s’agit de faire le réceptacle sinistre de ce "trop de réalité", qui n’est jamais qu’un des mille possibles — et bien évidemment le plus pauvre — que pourrait nous offrir la vie. Plus ou moins conscientes du danger que peut représenter cette agression trop brutale, les classes dominantes, dans un mépris persistant de ce à quoi sont réduits les hommes, la religion ne pouvant plus jouer son rôle historique, tentent désormais de leur fourguer les ersatz idéologiques que sont les pacotilles environnementales et humanitaires (alimentées par les ravages planétaires économiques et guerriers du système capitaliste), sportives, citoyennes, etc.

Bien entendu la violence, les coups de matraques, les arrestations et les tribunaux, sont des moyens qui ont fait leurs preuves depuis longtemps et que les États n’hésitent pas à utiliser lorsqu’ils le jugent nécessaire, comme ce fut le cas encore récemment à l’encontre des lycéens. C’est l’autre face de la médaille, réservée à ceux qui portent encore en eux l’espoir d’une société qui ne serait pas fondée sur des exigences placées dans un "ciel" économique dont seuls certains posséderaient les clefs, mais sur les aspirations profondes des individus à vivre une vie digne de ce nom dans une société qu’ils auraient refondée à cet effet. Et ce qui définit le mieux cette part d’humanité que l’on voudrait nous arracher, c’est cette puissante capacité de créer, irréductible, que nous possédons tous et pouvons mettre en œuvre si nous le décidons.